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Chroniques

Né au Liban, vivant en France, Krikor Beledian incarne à lui seul tout un pilier de la littérature arménienne contemporaine. Ses deux derniers récits s’inscrivent dans sa série proustienne consacrée à un univers arméno-libanais tombé dans les nimbes de l’oubli.

Par Tigrane Yégavian
2018 - 04


Pour le philosophe Marc Nichanian, il est celui qui a réintégré le temps dans l’existence diasporique. Fils de survivants du génocide de 1915, ses parents étaient des «?orphelins du désert?». Lui, est devenu écrivain, poète, essayiste et critique, écrivant en arménien occidental, cette «?langue étrangement survivante?», comme un défi aux Cassandre. Élève du philosophe moraliste Vladimir Jankélévitch à la Sorbonne, Krikor Beledian a tissé en quarante ans une œuvre aussi magistrale qu’éclectique?; hélas trop peu traduite. Parisien d’adoption, c’est de son enfance beyrouthine qu’il puise la sève de la créativité. Né à Beyrouth, ou plus exactement au quartier de Karm el-Zeitoun près d’Achrafieh, où l’écrivain a grandi au sein d’un monde arménien qui n’est plus. Hayachen, «?la colline des Arméniens?», se situe à la périphérie de la ville, c’est là où des milliers de rescapés ont échoué après le déluge.

Dans ses récits, Beledian redonne sens et vie à des personnages qu’il a côtoyés enfant et adolescent. Il fait parler des femmes et des hommes dans leur langage et leurs dialectes. Des personnages qui sont restés à la marge, comme anéantis et rendus muets par la violence de l’Histoire. Les massacres successifs en Anatolie, leur ont ôté la parole et l’historiographie, tout comme la justice posthume a tacitement refusé d’écouter leur voix. Sans tomber dans le travers de l’anthropologie, l’écrivain répare à travers ses récits ce qui ne peut jamais être réparé. Son narrateur se mue tantôt en journaliste, tantôt en jeune garçon qui recueille le témoignage. Ici, la mémoire réinvente le passé au présent?; elle ne fonctionne que parce qu’elle est entraînée par l’imagination. Armé d’une solide connaissance de l’histoire du Liban contemporain et de celle de la communauté arménienne, Beledian fait intervenir plusieurs niveaux mêlant le mythique au factuel, le familial au social. Sur la Colline, les affaires de mœurs et les scandales étaient légion, mais c’est aussi un lieu sur lequel une tradition arménienne, déracinée de son terroir ottoman, a perduré. Des écoles, des églises ont été érigées avec les moyens du bord, perpétrant l’héritage millénaire de l’Arménie occidentale. Beledian est avant tout un écrivain du seuil, un écrivain en transit. Le seuil perçu comme une ligne de démarcation entre le monde intérieur et le monde extérieur. Perdu dans le temps et l’espace, ce lieu acculturé est la patrie de l’enfance. Mais pour l’observateur étranger, elle incarne une greffe en terre arabe, un ghetto arménien que Beledian a quitté pour un exil volontaire à Paris, dans la fièvre de Mai 68. Il y a réfléchi à une troisième voie entre assimilation et communautarisme confronté à l’expérience de l’altérité qu’il n’a pas pu connaître au Liban. C’est aussi depuis ce point d’observation qu’il a composé cette œuvre qui a révolutionné la poésie arménienne?: Topographie pour une ville détruite dans laquelle le poète écrit le déluge de feu et d’acier qui s’abat sur Beyrouth, en ce début de guerre civile, comme un écho lointain à 1915. Aujourd’hui quelques-uns de ses récits, devenus accessibles à un lectorat non arménien, font revenir des personnages de la nuit. Ils confirment aussi le caractère universel d’une œuvre décloisonnée, comme libérée des contraintes du temps et des drapeaux.

 BIBLIOGRAPHIE
 
Le Coup de Krikor Beledian, traduit de l’arménien par Sonia Bemezian, Classiques Garnier, 2018, 250 p.

Signe de Krikor Beledian, traduit de l’arménien par Sonia Bemezian, Classiques Garnier, 2018, 235p.
 
 
 
D.R.
Hayachen, c’est là où des milliers de rescapés ont échoué après le déluge.
 
2020-04 / NUMÉRO 166