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Par Pierre Assouline
2019 - 08


Mais de quoi hérite-t-on au juste quand on hérite?? Une maison, des objets, des titres, de l’argent ou presque rien, c’est selon. Sans oublier l’essentiel?: une émeute de traces mnésiques. Le poète T. S. Eliot l’évoquait dans La Terre vaine?: «?Nous avons existé par cela, cela seul/ Qui n’est point consigné dans nos nécrologies/ (…) Ni sous les sceaux que brise le notaire chafouin.?»

Difficile de ne pas garder ces vers à l’esprit en lisant le récit poignant de Nathalie Rheims Les Reins et les cœurs. Ainsi énoncé, ces quatre derniers mots au coude à coude sur la même ligne, on lirait le titre de manière subliminale comme «?Les Rheims et les cœurs?». Une illusion d’optique qui fait écho à la pulsation souterraine, intime, longtemps secrète de la phobie généalogique de l’auteure. Pas de «?Je est un autre?», pas d’autofiction, pas d’entourloupette littéraire?: pour son vingtième livre, elle a choisi de dire les choses en face parce que c’est de face qu’elle a affronté le mal. Une saleté dont les femmes de sa famille héritent de génération en génération. Quand le réel s’y met, il est implacable. Un gène-tueur-en-série. 

Une célébrité dans la dynastie. Mais la puissance du déni est telle qu’on fait comme si la police de la généalogie l’avait mis sous les verrous, alors que non, il rôde encore et nul ne peut anticiper sa prochaine attaque. Nom de code?: insuffisance rénale aiguë. Le genre de choses qui atteint toutes les fonctions vitales. De quoi se déshydrater à mort. On la prend à temps, on la remplit de sérum physiologique, on l’emmène au service de réanimation. Dans ce cloître technologique de solitude et de silence, des prénoms féminins viennent l’envahir, ceux des femmes de la lignée qui l’ont précédée dans cette voie. La dialyse, monstre d’acier et araignée métallique, avec ses machines et ses tuyaux?: une usine à essorage. Sa mère y a été enchaînée pendant vingt-cinq ans. S’y brancher pendant des mois n’est qu’une bataille à remporter malgré les souffrances pour éviter une guerre de cent ans?: s’y brancher jusqu’à la fin de ses jours.

Cette histoire s’ancre dans la mémoire archaïque même si pour Nathalie Rheims elle a commencé à l’été 2018 pour s’achever un an après. Douze mois d’un combat incessant ponctué de comas, de dialyse, au cours duquel elle était devenue un enfer pour elle-même.

Dans ces moments-là, on peut rêver d’être déshéritée, d’y échapper pour de bon, de briser la fatalité génétique.
Elle veut croire, à sa manière, sans opportunisme religieux mais sans rien renier de ce qu’elle est. Ce n’est pas un hasard si le récit doit son titre au Livre de l’Apocalypse?: «?Je ferai mourir de mort ses enfants, et toutes les Églises connaîtront que je suis celui qui sonde les reins et les cœurs, et je traiterai chacun de vous à la mesure de ses œuvres.?» (II, 23)

Ne reste plus qu’une solution pour la sauver?: la greffe d’un rein, seul organe qui peut faire l’objet d’un don par une personne vivante. Il faut des conditions, un contexte, un donneur compatible, cela peut prendre du temps, ce serait fatal. Un homme se présente aussitôt, un danseur qui se trouve être à ses côtés depuis des années, Flavien, ami de cœur devenu ange gardien. La greffe est possible, elle prend. Il faut qu’elle tienne, combattre l’hydre d’œdème pulmonaire, supporter la culpabilité d’avoir pris une partie de lui-même à un être cher, vivre avec l’intrus en soi quitte à devenir étranger à soi-même, laisser son corps affronter sa conscience. Pendant les six semaines d’hospitalisation, une nouvelle famille surgit, d’un dévouement et d’une bienveillance qui aident à revivre, celle des soignants et de leurs aides.

Les Reins et les cœurs s’inscrit d’ores et déjà aux côtés de L’Intrus dans lequel le philosophe Jean-Luc Nancy racontait sa greffe du cœur. Même pudeur, même sensibilité, même absence de pathos. Même trace puissante dans la mémoire du lecteur.

 
 
BIBLIOGRAPHIE 
Les Reins et les cœurs de Nathalie Rheims, Léo Scheer, 2019, 205 p.

 
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166