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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La mort viendra et elle aura tes yeux


Par Anthony KARAM
2012 - 05
Frank Parrish n’est pas un ange. Juste un détective du sud de Brooklyn, aux prises avec ses démons?: le whisky irlandais, un divorce acrimonieux, sa fille Caitlin de plus en plus étrangère, une insoumission récurrente à ses supérieurs, et surtout l’ombre tutélaire d’un père, John, aujourd’hui disparu, mais membre en son temps de l’ultra prestigieuse unité d’élite de la police new-yorkaise, les Anges de New York, Saints of New York, celle-là même qui débarassa, à la fin des années quatre-vingt, la ville de la mainmise des grandes familles mafieuses.

Parrish porte seul un lourd secret?: ce qu’il croit être la vérité sur son père, aux antipodes de la version officielle. Impliqué dans les basses œuvres de la pègre, notamment dans le célébrissime grand casse de la Lufthansa à l’aéroport JFK en 1978, proche du criminel Jimmy Burke (c’est le personnage campé par Robert De Niro dans Goodfellas de Martin Scorcese), John n’aurait, sa carrière durant, rien eu d’un saint. C’est que, disait Anouilh, cette sainteté-là est aussi une tentation, qui met la barre trop haut, qui exige plus que ce qu’un simple détective ne peut donner - et, on le sait, qui veut faire l’ange fait la bête. 

Autant dire que la mort de Danny Lange, un jeune dealer d’héroïne, en ouverture du dernier thriller de R. J. Ellory, n’émeut pas Frank plus que ça. Mais quand plusieurs assassinats de jeunes filles se succèdent, dans des circonstances similaires, l’enquête le submerge, le consume et le mène droit vers son lourd passé familial.

* * *

En huit romans policiers (deux autres sont parus depuis, en cours de traduction), Roger Jon Ellory s’est imposé comme une des figures majeures du genre, un de ces auteurs à même de transcender les limites inhérentes et les figures imposées de l’exercice, pour finir par livrer de grandes œuvres tout court. Si le personnage de Frank Parrish fait ici d’emblée penser à une sorte de pendant Côte Est du très californien Harry Bosch de Michael Connelly - sans doute la référence majeure du roman noir contemporain, avec James Ellroy, James Lee Burke et Dennis Lehane -, les (anti)héros d’Ellory ne se déploient, pour le moment, que l’espace d’un seul roman. Mais avec quelle ampleur?! Dans le magnifique A Quiet Vendetta (2005 - Vendetta), ce sont cinquante ans d’histoire de la mafia américaine qui s’articulent autour de la figure d’Ernesto Perez, homme de l’ombre et homme de main. Et la mécanique parfaitement huilée de la meilleure production d’Ellory à ce jour, A Quiet Belief in Angels (2007 - Seul le silence), couvre trente ans d’histoire du Sud des États-Unis à travers l’enquête de Joseph Vaughn, écrivain à succès cherchant à débusquer un tueur en série.

L’influence ici revendiquée est d’abord cinématographique, singulièrement celle du cinéma noir des seventies new-yorkaises dont Sydney Lumet en est un des maîtres. Dans Serpico (1973), comme dans Prince of New York (1981), c’est la faillite des dépositaires de l’ordre qui est filmée, des personnages a priori clairement situés de part et d’autre d’une frontière définissant ce qui est bien de ce qui est mal, mais qui sans cesse, par leurs agissements, remettent en cause cette ligne de front et la rendent inopérante. En filigrane, au fil du récit, reviennent aussi, quasiment telles quelles, des atmosphères ou encore des scènes de la pépite trop souvent oubliée d’Alan J. Pakula, Klute, ou encore du plus reconnu French Connection (William Friedkin), tous deux de 1971.

Bien qu’Ellory soit anglais (à l’instar de Raymond Chandler, faut-il le rappeler...), New York est saisi avec un réalisme et une fiabilité dignes des auteurs les plus enracinés dans la ville, sa formation de photographe y étant certainement pour quelque chose. On pourra toujours arguer que les dialogues n’atteignent pas à la crédibilité absolue et étincelante d’un Richard Price dans Lush Life (2008, Souvenez-vous de moi), également ultra local puisque se déroulant intégralement dans le Lower East Side de Manhattan. Surtout, les échanges de rue, les tournures argotiques et familières, les réparties policières qui fusent sur plusieurs pages, passent évidemment avec peine l’écueil de la traduction.

* * *

Si les sessions quotidiennes, imposées à Frank Parrish par la hiérarchie, avec une thérapeute, Dr. Marie Griffin, renvoient d’évidence à celles de Tony Soprano avec Dr. Jennifer Melfi, elles ponctuent surtout à intervalles réguliers les journées d’enquêtes et de tourments du détective, et permettent à son passé qui ne passe pas de ressurgir jour après jour, à l’indispensable travail d’inventaire sur soi de s’effectuer. Très tôt, dès les premiers chapitres en fait, Les Anges de New York devient poignant, le flic malade s’avère la face apparente et le symptôme de toute une société elle-même malade, incapable d’endiguer les mécanismes inexorables qui broient les êtres. 

Noir et dense, crépusculaire même, lourd comme peut l’être l’atmosphère d’une ville empoisonnée par des meurtres en série qui ne sont que le reflet de ses propres maux, le roman d’Ellory pose la question cruciale de l’inévitable comptabilité des fautes inexpiables, celles des pères, du poids du pêché des aïeux qui pèse sans fin sur les générations suivantes. 
La mort rôde, des adolescentes disparaissent l’une après l’autre, une sombre affaire de snuff movies, puis des meurtres. Mais du fond de son abîme, chacune des victimes regarde Parrish. Dans ses élans désespérés et vains d’humanité, lui ne veut pas laisser seuls sur le lieu du crime les corps frêles et sans vie, avant l’arrivée du coroner. Ils lui évoquent, ces corps, sa propre fille, Caitlin, comme un «?rappel que si personne ne faisait attention à vous, si personne ne gardait un œil sur vous, alors le monde et toutes ses merveilles vous dévoreraient en un clin d’œil. “Vous étiez là, puis soudain vous étiez parti.“?» - «?A reminder that if there was no one there to look after you, no one to keep an eye on things, then the world and all its wonders would devour you in a heartbeat. “You were there, and then you were gone.“?» 


 
 
C’est que cette sainteté-là est aussi une tentation, elle met la barre trop haut. Et qui veut faire l’ange fait la bête.
 
2020-04 / NUMÉRO 166