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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Anthony KARAM
2012 - 08
Qui de la mère ou de la fille se remet moins de leur séparation fondatrice est le cœur du sujet de la nouvelle autobiographie d’Alison Bechdel. Sujet casse-cou par excellence, cette relation-là, et tout ce qu’elle sous-tend, l’attachement, le ressentiment, la tendresse, sont disséqués dans Are You My Mother? avec une maîtrise et une honnêteté déconcertantes.

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Souvent labellisée «?Woody Allen lesbienne?», notamment pour ses Dykes to Watch Out For (ainsi que leur site éponyme), des comic strips quotidiens syndiqués et souvent hilarants parus dans la presse américaine durant vingt-cinq ans, de 1983 à 2008, Alison Bechdel était jusque là surtout l’auteur de Fun Home (sous-titré A Family Tragicomic), paru en 2006, portrait à la fois doux et terrible de son père, homosexuel resté dans le placard, aux talents artistiques étouffés et finalement suicidé en 1980, quelques semaines après le coming out de sa fille. «?Book Of The Year 2006?» de Time Magazine, et lauréat d’une multitude de prix, Fun Home dépeignait deux personnes vivant dans la même maison mais dans deux mondes différents, et leurs troublantes dettes l’une envers l’autre.

Mais le père d’Alison n’était plus là depuis bien longtemps pour commenter la démarche de sa fille, contrairement à sa mère, intervenant tout le long de ce nouvel opus qui lui est, cette fois-ci, directement consacré. De fait, une grande partie d’Are You My Mother? traite de l’effort presque insurmontable d’écrire le livre, dans une méta-narration (comme diraient les post-modernes) nous exposant le work in progress des deux autobiographies. Ce work in progress est en fait la matière même du livre?: «?the thing is, I can’t write this book until I get [my mother] out of my head. (...) But the only way to get her out of my head is by writing this book?!?»

On est ici au plus près de la vérité de l’être, Bechdel produisant une pièce majeure du genre autobiographique, avec le souci déclaré de s’éloigner le plus possible de ces fausses mémoires qui pullulent, qui ne sont en fait rien d’autre que des mises en scène complaisantes de soi. Tous les problèmes posés par le genre, les inexactitudes, l’exhibitionnisme, le narcissisme sont remis à plat, dans une tentative constante de les exorciser. Il s’agit là d’une vraie interrogation, presque déconcertante, sur la manière, le sens de l’être femme, fille, mère.

La densité de l’archéologie de soi est ici vertigineuse, et va sur plusieurs décennies. Écrivant avec minutie sur sa vie, dans une recherche éperdue de soi, de sa subjectivité, Bechdel transcende son moi propre, ses idiosyncracies atteignant alors à l’universel. Son objectif, au fil des pages, n’est rien moins que celui de devenir un sujet, «?in the sense of someone who does, not in the sense of one who is done to.?» Le projet revient alors à épuiser en permanence le sens, à aller, dans un énorme effort de contrôle, au bout des mots et des représentations - du dessin aussi. 

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Si le choix du format «?mémoires graphiques?» est le meilleur moyen de répondre à la question posée d’emblée par le titre, c’est qu’il permet dans la plus grande fluidité la superposition de strates spatiales et temporelles distinctes, deux ou trois narrations parrallèles - il y a même une planche où l’auteur se représente à quatre âges différents. Les associations d’idées, notamment lors des séances de thérapie, les différentes combinatoires surgies des arcanes intriquées de la mémoire et des couloirs de l’histoire personnelle, trouvent ici un dénouement d’une tenue rigoureuse à l’extrême, d’une économie de moyens et d’une simplicité graphique lumineuse. Et la palette des couleurs y est certainement pour quelque chose, qui va des nuances du gris et du noir à des variantes de rouge (noir et vert pour le père de Fun Home...).

Le binôme Fun Home?/ Are You My Mother? ne fait au fond qu’une seule œuvre qui vient très vite se classer parmi les grandes autobiographies récentes, ainsi que les très grands romans graphiques de ces cinquante dernières années, quelque part entre Maus (Art Spiegelman) et Black Hole (Charles Burns), Jimmy Corrigan (Chris Ware) et Persépolis (Marjane Satrapi), Blankets (Craig Thompson) et La vie est belle malgré tout (Seth).

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Es-tu ma mère?? Ou bien suis-je la tienne?? Ou encore suis-je moi-même, en tant que lesbienne sans enfants, c’est-à-dire en tant que terminus assumé,  suis-je moi même la propre mère de substitution que, au désespoir,  je recherche depuis la fracture initiale, depuis cette période où la mère était le bébé et le bébé était la mère, période de l’indifférenciation, de l’indistinction?? «?I’m in my brain?», se dit tout haut à un moment l’auteur, mais la conscience de soi suffit-elle à s’émanciper? Évidemment, non.

Dans une étrange inversion de leur relation, Bechdel pense qu’elle vit sans doute la vie que sa mère n’a pas pu vivre. Et, plus généralement, un des sens ultimes de la parenté est peut-être cette tentative d’élargissement, foncièrement optimiste, de l’horizon, des horizons, d’une génération à l’autre. Mais entre la mère et la fille, c’est d’abord une histoire sans début ni fin.

Si la fille est perçue par la mère narcissique comme un écho de son propre miroir, un écho qui doit rester à disposition, pouvant être contrôlé, qui ne la quittera jamais et lui offrira attention et admiration, Bechdel découvre au fil de sa quête que sa propre mère lui a permis, parfois involontairement, de sortir de cette situation trop commune, celle des abus auxquels sont soumis les enfants aux mains de parents narcissiques. Les travaux de la psychologue Alice Miller (notamment The Drama of the Gifted Child) et surtout ceux du pédiatre et psychiatre Donald Winnicott occupent une part importante mais jamais pesante des investigations éperdues d’Alison Bechdel sur sa propre enfance. Mais même ultra-référence et placé sous l’ombre tutélaire de Virginia Woolf, l’ouvrage reste limpide, brillant, et drôle.

Bechdel, sans concession par rapport à sa mère au long de Are You My Mother?, débouche tout de même dans les dernières planches sur une déclaration d’amour inouïe, en dehors de tous les sentiers battus. D’une rigueur implacable, son travail introspectif est pour elle, d’évidence, libératoire, et lui permet surtout, en comprenant plus avant sa mère, en comprenant que celle-ci était aussi un enfant, de saisir son véritable, son irremplaçable apport. «?She could heal my invisible wounds because they were hers too.?» 


 
 
Es-tu ma mère ? Ou bien suis-je la tienne ? Ou encore suis-je moi-même, en tant que terminus assumé, ma propre mère de substitution ? Entre la mère et la fille, une histoire sans début ni fin.
 
2020-04 / NUMÉRO 166