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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Une journée


Par Antoine Douaihy
2011 - 01
Il est neuf heures du matin. Très heureux d’être dans cet appartement quasi vide, face à ces deux grandes fenêtres qui donnent sur une rue piétonne, d’où monte de loin le vague tumulte, presque imperceptible, des passants, avec un grand lit dans une chambre sur cour, plus une table ronde en bois foncé et une chaise. Toutes les demi-heures sonne l’horloge de Saint-Eustache.

Loin de la Montagne du Liban, ma terre natale, je me trouve toutefois, au milieu du royaume qu’est le mien, qui s’étend des hauts de la Qadicha jusqu’aux bords normands et bretons de l’Atlantique, en passant par les rivages du Liban, la Méditerranée et la cité de la Seine. Du mont Saydat al-Hosn (Notre-Dame de la Forteresse) à l’Est, jusqu’au mont Saint-Michel à l’Ouest, voilà mon axe terrestre, autour duquel s’étend ma géographie intérieure. Et la mer Méditerranée ne constitue nullement un obstacle entre la terre des racines et celle du long voyage, profondément unifiées depuis longtemps, mais un pont que je traverse en un seul instant. Et en un seul instant, je passe d’el-Mina à l’Île de la Cité. Dans ce vaste royaume, pas la moindre ombre d’un quelconque choc des cultures, les paysages et les hommes, aussi divers et différents qu’ils soient, sont unis dans une même perception esthétique et une même destinée, sous le regard discret et tolérant d’une lune miséricordieuse.

Très intéressante visite de l’exposition « Sainte Russie » au Louvre, à son dernier jour. Formidables icônes et trésors de la Russie, de Vladimir, premier roi baptisé, au Xe siècle, jusqu’à Pierre-le-Grand. La belle silhouette de la jeune femme en blanc cassé, suivant le même itinéraire que nous. Ce qui retient l’attention dans cette foule envahissant le Louvre par ce lundi férié, ces autres foules longeant les rues, remplissant les milliers de cafés-trottoirs et de restaurants, c’est le respect de la personne humaine en soi, qui que soit, fondement même de cette culture. Des hommes et des femmes, des plus jeunes aux plus vieux, des plus beaux aux plus laids, des plus riches aux plus démunis, des hommes et des femmes d’ici et d’ailleurs, mélange de toutes les origines et de toutes les couleurs, qui, dans cette longue queue d’attente pour découvrir les trésors de la « Sainte Russie », ont tous sans aucune exception, ancrés profondément en eux, le même sentiment d’égalité et le même droit au respect de leur personne humaine.

La jeune fille brune, cheveux noirs, de l’entrée de la bibliothèque Sainte-Geneviève. La jeune femme, à la peau très claire, taille élégante, habillée en noir, du pont du Châtelet, avec son guide de Paris à la main. Des femmes assez légèrement habillées, à pied, à bicyclette, dans un café, seules, main dans la main avec un ami… De la peur pour elles, un profond souci de les protéger, de les laisser vivre. Depuis peu de temps, un jeune homme dans un pays du Levant a lavé par le sang l’honneur de la famille. Il en voulait à sa sœur d’avoir pris des cours pour devenir infirmière. Ce soir, la jeune fille regagne sa chambre après avoir préparé le repas pour la famille et mis la table. Il la suit et l’égorge.

Ce que je fais en premier lieu à mon arrivée à Paris, c’est de me diriger vers la Seine. Aller ensuite à pied, revoir tous les endroits que j’ai connus, qui portent une signification particulière pour moi, tout au long des dix-huit ans que j’ai passés dans cette ville. Lors de l’excursion nocturne d’hier, j’ai contemplé la Seine, debout sur le pont Notre-Dame. La Seine était habitée par la réflexion ondulante de tant de réverbères, et sur elle veillait, au-dessus des donjons de l’ancien palais royal, un croissant jaunâtre.

Rencontre avec L. devant l’église Saint-Étienne-du-Mont. Je l’aperçois de loin assise sur l’escalier, regardant la place du Panthéon. J’avais pensé qu’elle ne souhaitait pas une telle rencontre après tant d’années d’absence, de peur d’être métamorphosée par le temps. Elle aura bientôt cinquante ans. Elle n’a pas beaucoup changé, silhouette toujours svelte, grands yeux d’un bleu très clair. Le visage a perdu un peu de sa fraîcheur. Mais ce sont ses mains, seulement ses mains, qui dévoilent son véritable âge.

En cette fin de journée, quel plaisir que d’écrire au fond de ce café, face à cette grande porte-fenêtre, entre le Louvre et Saint-Germain-l’Auxerrois, sur laquelle tombe depuis des heures une pluie envoûtante, d’une extrême finesse.

C’est dommage que dans cette ville aussi, nous ne trouvions pas des femmes et des hommes qui ne soient pas voués à la mort. Tous ces êtres, jeunes et moins jeunes, sont des figures similaires, stéréotypées, de cette même race d’hommes condamnés à la fatale déchéance physique et la mort, que nous retrouvons dans toutes les autres villes et partout. Dans cette ville aussi, aucune présence d’une autre race.
 
 
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2020-04 / NUMÉRO 166