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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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L'inquiétude des chrétiens d'Orient à l'épreuve de la citoyenneté


Par Tarek Mitri
2011 - 06
Les chrétiens du monde arabe sont reconnus, dans leur différence, par le droit et la conscience publique depuis la naissance de l’islam. Le pacte de la dhimma les a protégés, en exigeant leur loyauté à l’État islamique non sans infériorisation politique et, dans certaines applications, civile. Il s’agissait d’une acceptation, voire d’une légitimation du pluralisme religieux à une époque où ailleurs elle faisait défaut. Mais c’était, en quelque sorte, un « pluralisme hiérarchisé ».

Le système juridico-politique se réclamant de la notion de la dhimma, et organisateur du pluralisme, parvient à son plus haut point de codification dans l’Empire ottoman. Les millets sont à la fois des « nations » et des communautés religieuses jouissant d’une autonomie relative. La situation change au cours du dix-neuvième siècle. Les idéologies et les structures mises au point en Europe pénètrent progressivement dans le monde arabo-musulman. D’autre part, les puissances européennes, tentées par les faiblesses de l’Empire ottoman et adoptant une politique impérialiste, prennent appui, chacune de son côté, sur telle ou telle communauté minoritaire. Les dirigeants de ces communautés ne sont pas insensibles à une « aide » proposée. Ainsi, le pluralisme hiérarchisé est exploité par les besoins de la domination extérieure. Les chrétiens se trouvent souvent devant des choix difficiles. Ils se répartissent selon leur caractère, leur appartenance confessionnelle, leur condition sociale et les fluctuations politiques. Mais dans l’ensemble, ils aspirent à une « citoyenneté » affranchie de la domination, directe ou indirecte, de l’étranger. Si leur lutte pour l’égalité civile et politique et la liberté les oppose à l’Empire ottoman moribond, elle les unit avec les musulmans dans un combat national pour l’indépendance. Ce combat se prolonge, pour la majorité des chrétiens, contre la domination des États européens qui se distribuent le butin de la guerre mondiale.

Ainsi, l’enjeu des luttes de libération nationale n’était pas seulement l’avenir des communautés majoritaires, mais aussi l’avenir des relations entre majorités et minorités. Dans la recherche d’un nouveau cadre sociopolitique, il ne suffisait pas de découper, ou d’accepter le découpage d’un espace géographique en répartissant ethnies et confessions dans les territoires, mais il fallait proposer des identités collectives susceptibles de recueillir l’adhésion des différentes communautés. Ainsi, avant qu’il ne devienne politique, l’enjeu de la renaissance, la nahda, était culturel.

Le rôle des États naissants s’est, de fait, vu ainsi renforcé, même s’ils étaient contestés au nom de projets unitaires. Ces projets avaient, pour leur part, une force d’attraction considérable. Mais ni les États ni les mouvements nationalistes arabes, dont l’idéologie était celle de certains États, n’ont pu réussir l’intégration nationale et modifier en profondeur les identités traditionnelles.

Aujourd’hui, nul ne saurait ignorer l’inquiétude des chrétiens du monde arabe, suscitée par l’effet conjugué d’une démographie de plus en plus défavorable, des échecs politiques, de la prédominance d’une logique d’un État-butin aux dépens de celle de l’État de droit, et des craintes face à l’islamisme.

Des préoccupations de survie, largement alarmistes, conditionnent tant leurs lectures de l’histoire que leurs réflexions prospectives. Marquées par les revers et les déceptions – celles que partagent pour la plupart leurs concitoyens musulmans –, elles portent ombrage sur les débats, vigoureux et jadis chargés de promesses autour de la présence, du rôle et de la vocation des chrétiens dans le monde arabe.

Mais reconnaître l’inquiétude et essayer d’en comprendre les raisons est une chose, et contribuer à son aggravation en est une autre. On ne peut s’empêcher de craindre que l’alarmisme ne vienne accélérer la réalisation de ce dont on aurait peur. Ainsi la prétendue imminence de l’étendue éradication finale des chrétiens du monde arabe est non seulement expression d’inquiétude. Elle en est aussi une cause.

Souvent, le regard que portent de nombreux chrétiens sur leur avenir est largement brouillé par celui qu’ils portent sur l’islamisme. Ce dernier n’est pas toujours perçu comme une pluralité de mouvements politiques et religieux. On se représente un islamisme dont la popularité serait plus étendue que sa force effective et, de ce fait, on a tendance à confondre la croissance de sa popularité dans certains pays avec une montée irrésistible à travers toute la région. Reste un petit pas qu’il arrive que certains, sans s’encombrer de subtilités, franchissent : voir en l’islamisme l’expression la plus authentique, quoique la plus excessive, de l’islam lui-même, un islam essentiel et monolithique dont l’irruption sur la scène politique entraîne inévitablement pour les chrétiens un retour, ou plutôt une rétrogression, à la condition de dhimmis.

Mais quelle que soit l’ampleur de ce dangereux glissement, il ne pourrait détourner notre regard de certains changements. Notons que le débat sur la place des chrétiens, leur rôle et leur avenir se déroule de plus en plus sur la scène publique. Ceux qui en sont partie prenante ne se limitent plus à une catégorie de chrétiens relayant, ou relayés par leurs amis occidentaux ou les détracteurs de l’islam. Des voix musulmanes s’élèvent, non seulement pour réaffirmer la centralité de l’unité nationale ou louer la tolérance de l’islam, mais surtout pour exprimer les appréhensions et autres soucis partagés par l’ensemble des concitoyens. Cette attitude n’est certes pas le privilège exclusif des opposants à l’islam politique et des pourfendeurs laïcisants du fanatisme communautaire, mais celui de tous ceux et celles qui, non sans admettre une spécificité aux inquiétudes chrétiennes, y reconnaissent des manifestations des problèmes de l’ensemble de la société. La libération des chrétiens serait une condition nécessaire pour la libération des musulmans. Les problèmes ne sauraient être réduits aux relations islamo-chrétiennes, parfois tendues, mais relèvent d’abord des besoins de justice, de participation politique, des droits de l’homme et de la femme, et de dignité nationale.

Il reste, néanmoins, que la perception des rapports entre majorité et minorité est parfois fortement conditionnée par l’hostilité aux mouvements radicaux et violents à l’égard des chrétiens. Une telle hostilité, justifiée ou exagérée, ne pourrait faire l’économie de la complexité et la pluralité de l’islamisme. Pour certains, l’islamisme pourrait ressembler, selon une métaphore souvent utilisée, à des vagues. Quelle que soit l’énormité apparente de celles-ci, elles s’apaisent une fois consumée leur force d’animation initiale. Pour d’autres, l’islamisme historique des Frères musulmans est en pleine transformation. Le rejet de la violence, l’alternance démocratique, la citoyenneté et les droits de l’homme ne sauraient être étrangers à ces transformations.

Quoi qu’il en soit, la peur de l’islamisme radical et intolérant ne pourrait être exorcisée par les seuls effets d’une analyse nuancée de l’islamisme ou du dialogue informé des élites. Cela est d’autant plus difficile, étant donné que les régimes despotiques – nous en savons plus à l’ère des soulèvements populaires – la majorent et l’instrumentalisent. Qui plus est, certains hommes politiques chrétiens l’exacerbent à des fins de mobilisation visant à homogénéiser leurs communautés pour mieux les dominer tout en prétendant les protéger. Ces mêmes dirigeants, aiguisant la méfiance vis-à-vis des musulmans majoritaires ou décriant leur supposée indifférence à l’égard des chrétiens, rendent leur coreligionnaires prisonniers d’une dualité essentialiste opposant minorités, ensemble et en parallèle, à la majorité.

Pour sa part, la conscience minoritaire héritière d’un laïcisme déçu ou désespéré ne se donne plus les moyens du discernement. Ceux et celles qui s’y emmurent hésitent de moins en moins à récuser tout activisme politique et réagissent, de plus en plus, aux menaces – réelles ou supposées – par le retrait, une démission menant à l’émigration ou au repli sur soi. Ce dernier impliquerait une intériorisation de la marginalité ou, dans plusieurs cas, une tentative d’en briser le joug à travers la recherche d’une réussite dans les domaines de l’activité économique ou de la maîtrise des sciences et des techniques. Cette recherche pourrait nourrir l’espoir que le domaine de l’activité économique demeure un « espace laïc ».

À l’opposé de ces deux chemins, celui du communautarisme militant et celui de la résignation, il reste une voie ouverte et des choix pluriels. Cette voie est à tracer dans la citoyenneté, la convivence, la participation politique et la renaissance culturelle fidèle à l’esprit de la nahda du début du vingtième siècle. Certes, l’avenir des chrétiens du monde arabe ne dépend pas seulement des contributions dont ils sont capables, mais aussi de l’attention qu’y porteront leurs concitoyens musulmans ; une attention qui ne serait pas condescendante mais solidaire, et dans l’intérêt de tous, sensible aux richesses d’un pluralisme susceptible de prémunir le monde arabe du triste visage de l’uniformité.

Ces choix s’inscrivent dans l’engagement qu’interpelle l’aspiration à la liberté, à la dignité et à la démocratie, animant l’ensemble des populations arabes, les jeunes en particulier, afin de refonder la solidarité et la recherche du bien commun sur des bases nouvelles.

Pour les croyants, cette option trouve appui dans ce que le théologien Jean Corbon, fin analyste du narcissisme communautaire, appelait le dépassement de la « peur de disparaître » par le « risque d’exister ». Elle s’accorde avec le témoignage d’une Église qui se veut, selon l’expression du patriarche Ignace IV (Hazim), « pleinement dans la souffrance de nos pays, dans la patience mais aussi dans le courage, une Église non du comportement réactionnel, des particularismes ethniques ou linguistiques maintenus dans un conservatisme de survie, mais une Église dispersée comme le sel, qui cherche son identité davantage dans sa vocation ».
 
 
D.R.
Souvent, le regard que portent de nombreux chrétiens sur leur avenir est largement brouillé par celui qu’ils portent sur l’islamisme.
 
2020-04 / NUMÉRO 166