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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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À l’homme libre de Syrie


Par Antoine Courban
2011 - 12
Depuis huit mois tu t’obstines. Depuis huit mois, tu marches droit mû par ton unique conviction. 

Depuis huit mois, le monde entier te regarde. Il voit les images atroces de ta souffrance, mais n’ose pas te suivre sur le chemin où tu as décidé d’aller.

Loué sois-tu, homme de Syrie, pour ton acharnement et ta détermination à vouloir arracher ta liberté confisquée par les fauves qui te tiennent en otage.

Réjouis-toi, homme de Syrie, pour ton courage qui nous sert d’exemple. Nous ne savions pas qui tu es ni comment tu t’appelles. Tu étais parmi nous, sur les chantiers de construction du Liban, mais nous t’avons rarement regardé. Tu étais ouvrier de construction ou peintre en bâtiments. Tu as exercé mille et un métiers humbles, et le travail de tes mains a permis de reconstruire nos maisons et nos villes détruites, souvent, par les obus et les canons du régime qui t’opprime et contre lequel tu te soulèves. Aujourd’hui, tu as décidé de reconstruire ta propre dignité et tu acceptes de payer le prix lourd pour la retrouver.

Réjouis-toi, homme de Syrie. Ton printemps est sanglant, ta chair est broyée, charcutée… et pourtant tu sors dans la rue, tu chantes, tu danses, tu composes des chansons, tu peins, tu écris des poèmes. Tu es comme un volcan qui est entré en éruption. Tant et tant de talents explosent en toi, se donnent libre cours.

Tu vas à la mort comme on va au bal. Tu sais que la bête t’attend au bout de la rue. Et, pourtant, tu n’hésites pas à te précipiter à sa rencontre. Les flots de sang que tu acceptes de verser font de ta chair des fontaines d’eau fraîche qui viendront à bout des flammes des demeures infernales de la bête qui te fait face.

Consolez-vous femmes de Homs et de Hama. Le fier Oronte est rouge du sang de vos enfants. Mais ce sang innocent est un poison mortel pour l’ogre qui les a dévorés. Consolez-vous, vos gamins morts se racontent maintenant, en riant, de petites histoires qui disent : « Il était une fois un méchant ogre qui rôdait dans les jardins des bords de l’Oronte et qui aimait manger les petits enfants… »

Ne sois pas dans le chagrin et oublie ton amertume, homme de Syrie. La bête totalitaire et ses complices veulent te défigurer, te faire passer pour un fauve prêt à égorger les gentils clients qui les nourrissent. On te dit fanatique, on te dit terroriste islamiste, on te dit tueur aveugle. Cela fait des décennies que la bête se sert de toi comme d’un épouvantail pour effrayer les minorités religieuses. Rassure-toi et ne sois pas dans la peine. Tu verras bientôt venir vers toi les cohortes d’ayatollahs enturbannés ainsi que des liturgies entières d’éminences, de béatitudes, de grandeurs et autres révérences des différentes Églises. Ils te demanderont humblement pardon en disant : « Nous ne savions pas, nous ne pouvions pas voir, nous étions sourds et aveugles. »

Rassure-toi, homme de Syrie, un peuple qui se révolte en chantant est un peuple qui va à la victoire. Ta grandeur nous sidère. Toi le petit manœuvre ou le modeste ouvrier quotidien des chantiers du Liban, tu as su t’imposer aux puissants et aux stratèges qui préfèrent cohabiter avec la dictature qui t’opprime qu’avec toi. Ils disent leur attachement à des principes universels de droit et de justice, mais ne froncent même pas le sourcil en assistant à ta passion et ton calvaire. 

Homme libre de Syrie, réjouis-toi car tu as repris ta dignité à ceux qui te l’avaient volée et qui t’avaient transformé en bête de somme. Réjouis-toi de ta victoire sur la peur, sur la terreur, sur la tyrannie.

Réjouis-toi, mais ne te laisse pas griser par les chants de victoire. Toi qui as tant souffert, prends garde de ne pas faire de la liberté une idole devant laquelle tu devras mettre genou à terre pour l’adorer. Ta liberté, c’est toi, ta dignité, c’est toi. Elles n’existent pas en dehors de ta propre chair. Le jour où tu vas les idolâtrer en t’humiliant, ce jour signifiera que tu as renoncé de nouveau à ta dignité et ta liberté. Ce jour-là, tu seras redevenu prisonnier et esclave de la bête.

Réjouis-toi, jeunesse de Syrie. Tu ignores à quel point tu es au cœur de la modernité qui ne te fait plus peur. Rappelle à ceux qui ont peur de toi que, pour toi, on peut être démocrate-musulman comme d’autres sont démocrates-chrétiens.

Réjouis-toi, homme de Syrie, car, en dépit du sang et des souffrances, la fraîcheur de ton printemps a l’éclat des roses trémières et la douceur des jasminées qui embaument le vieux de Damas et dont le parfum viendra nous enchanter au Liban.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166