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Ne jetons pas la pierre aux Grecs


Par Percy Kemp
2012 - 07
Lorsqu’on y pense, c’est une véritable ironie de l’histoire que de voir aujourd’hui les Grecs, qui nous auront donné le mot « économie », stigmatisés par les économistes et les experts financiers du monde entier et montrés du doigt comme les mauvais élèves des sciences économiques et les brebis galeuses de la rigueur financière.

Il faut dire que l’économie a considérablement changé depuis le temps où les Grecs nous l’avaient donnée. Dans les anciennes cités libres de Grèce, l’économie, comme son étymologie (oïkonomia) l’indique, faisait référence à la loi (nomos) garantissant la bonne gestion du foyer (oïkos). Et de fait, il n’y a pas très longtemps de cela, un président audacieux, Franklin D. Roosevelt, pouvait encore, par simple décision souveraine de sa part, lancer avec son New Deal une politique ambitieuse de réformes financières et de grands travaux publics et réussir à ranimer ainsi l’économie moribonde de son pays (de son foyer, pourrait-on dire) et la sortir de la catatonie dans laquelle le crash de 1929 l’avait plongée.

Quel chef d’État ou de gouvernement pourrait se targuer de pouvoir en faire de même aujourd’hui ? Aucun, assurément. Comme l’attestent la peur panique qui maintenant les saisit, et cette manière étrange qu’ils ont désormais de courir dans tous les sens, d’un sommet à un autre, et d’un forum à l’autre, tels des poulets qu’on viendrait d’étêter, la crise économique et financière qui nous frappe leur échappe, et rien de ce qu’ils ont entrepris jusque-là, rien de ce qu’ils pourraient encore entreprendre, ne saurait y remédier ou y changer quoi que ce soit avant que l’abcès n’ait crevé et ne se soit résorbé de lui-même.

Or, s’il en est ainsi, si la crise économique et financière extrêmement sévère qui sévit depuis plus de quatre ans déjà leur échappe, quoi qu’ils en disent, complètement, c’est bien parce qu’ayant, dans un premier temps, débordé le cadre originel du foyer, l’économie sera depuis sortie des limites, devenues trop étroites pour elle, des États et, rasant sur son passage barrières douanières et remparts protectionnistes, balayant aussi les frontières séparant les pays, elle se sera triomphalement étendue au monde entier.

En outre, consommer étant désormais l’acte social par excellence et le citoyen d’hier, devenu simple consommateur, évoluant à présent dans une société de consommation aux dimensions planétaires, l’économie, en se confondant comme elle le fait aujourd’hui avec les seuls impératifs de la compétitivité et de la profitabilité à tout prix, aura cessé d’être, comme les Grecs anciens l’avaient entendu, la bonne gestion du foyer, pour devenir un véritable organisme vivant proliférant hors de tout contrôle et n’obéissant plus qu’aux seules lois du marché qui, comme chacun le sait, est sans foi ni loi lui.

Au foyer (oïkos) entendu comme la cellule de base de l’être humain ayant donc fini par se substituer un marché mondial dans lequel l’être humain est totalement submergé, et ce marché-là faisant désormais ses propres lois qui n’ont plus rien à voir avec les lois humaines (nomos), que reste-t-il encore, pourrait-on se demander, de l’économie ? En réalité il n’en reste rien, et l’économie (oïkonomia) sera de fait devenue une véritable écanomie (oïkoanomia), rétive, comme le préfixe a l’indique, à toute loi, et semant le désordre et l’anarchie dans nos foyers.

Avant donc de nous empresser de jeter la pierre aux Grecs, disons-nous que si nous en sommes arrivés là, c’est sans doute à cause de notre propre démesure et de notre avidité sans fin, lesquelles auront permis à l’économie, qui aurait dû demeurer à notre service, de prendre le pouvoir sur nous, précisément comme elles avaient aussi permis à la technologie, qui avait longtemps été notre esclave, de faire finalement de nous ses esclaves. « Lorsqu’un mortel s’emploie à sa propre perte, écrit Eschyle dans Les Perses, les dieux s’empressent de lui donner un coup de main. »

Quant aux Grecs, qui nous auront tant donné par le passé et qui furent des précurseurs dans tant de domaines divers, plutôt que d’être, comme on nous le dit, les mauvais élèves et les brebis galeuses des finances et de l’économie, ils apparaissent encore une fois comme de véritables précurseurs, nous devançant, cette fois, le long de ce chemin sans issue sur lequel nous nous sommes fourvoyés, et éclairant sa sombre réalité. À charge pour nous de profiter de cet éclairage et de cet avertissement qu’ils nous auront donnés.

Il est fort à parier, cependant, que nous n’en ferons rien. Une fois le courroux présent de la déesse Écanomie passé, esclaves que nous sommes de nos appétits, nous oublierons en effet tout, et nous retomberons vite dans nos travers. Jusqu’à la prochaine colère que piquera cette déesse que nous aurons nous-mêmes élevée au rang d’une divinité et qui, comme jadis les dieux de l’Olympe, se plaît tant à se jouer de nous. 
 
 
D.R.
« Les Grecs apparaissent comme de véritables précurseurs, nous devançant le long de ce chemin sans issue. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166