FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le point de vue de...
Neuf ans de solitude


Par Michel Hajji Georgiou
2014 - 06
Cher Samir,


Y a tout à l’heure, neuf ans d’malheur, que t’es parti.

Je ne donnerai pas à tes assassins le plaisir abject d’étaler une fois de plus nos larmes et nos lamentations, dont ils s’abreuvent sans cesse comme s’il s’agissait du plus doux des nectars. Non.

Pourtant, neuf ans, c’est déjà une éternité. Avec toi, Samir, il n’y a pas de deuil, pas d’oubli, ni de résignation possible.

Ton souvenir est, en quelque sorte, une malédiction. La possibilité d’un rêve, quand la réalité n’en finit pas de prouver, tous les jours, combien elle est nauséabonde. La nécessité de tenir bon, de continuer à se battre pour la liberté, le droit, la justice, pour plus d’égalité. Pour le meilleur.

En fait, tu es bien plus vivant que ces morts-vivants qui s’ignorent, et dont le cœur ne palpite pas plus qu’un viscère sans fièvre.

Cher Samir,

Qu’allons-nous devenir ?

J’interpelle l’historien.
Tu n’as jamais été apocalyptique. Suffisamment cynique pour ne pas être berné par les tenants de l’optimisme historique, tellement humaniste que tu invitais inlassablement autour de toi les hommes à « forcer leur destin ».

Je sais que tu es horrifié, comme ceux qui n’ont toujours pas vendu leur âme au Mal, par les massacres qui se produisent en Syrie, en toute impunité. Je comprends la douleur qui te transperce face à cette insoutenable déshumanisation du monde, dont Alep, Homs, Hama, Deir ez-Zor, Deraa, ou Raqqa, sont aujourd’hui le théâtre de prédilection. J’aurais aimé entendre ton parallèle avec l’abandon de la Palestine, avant cela. Ou encore avec Auschwitz-Birkenau, Dachau ou Bergen-Belsen. Mais qui veut donc entendre, cher Samir ? Le monde ressemble plus que jamais aux trois singes… de la « sagesse ».

J’aurais aimé que tu me consoles, avec tes arguments imparables, face à l’effondrement du système international, de la culture des droits de l’homme, de toutes les valeurs, de tous les repères, face aussi à l’impotence complice de la communauté internationale, alors que le mass murderer Assad, le lion de la perfidie, continue de massacrer allègrement son peuple ; ou encore tandis que Vladimir Poutine, l’un de ses lords protecteurs, envahit l’Ukraine et annexe la Crimée comme autrefois Hitler les Sudètes. 

J’aimerais savoir si tu partages ma désillusion à l'égard de Barack Obama, cet homme, moderne, démocrate, qui suscitait tant d’espoirs à son arrivée au pouvoir aux États-Unis, avant que l’espérance ne retombe lourdement, lestée du poids des flots de sang qu’il n’aura rien fait, au final, pour endiguer.

Cher Samir,

Le monde n’a pas de mémoire, cher Samir. Ou bien alors il est en train de la perdre. Ou bien il s’en fout de ce qu’il a tort de ne pas considérer comme des enjeux fondamentaux, pris entre ses crises économiques et cette échappatoire dans le monde virtuel. N’est-ce pas toi qui nous disais hier encore, il y a dix ans, dans Considérations sur le malheur arabe, combien troublantes sont les similitudes entre islamisme politique et fascisme ? N’avais-tu pas déjà donné les clefs au monde entier pour mettre en relief le mimétisme entre l’extrême-droite et l’islamisme, et comment chacun a besoin de l’autre pour exister, comme le démontre si bien Assad en Syrie, et maintenant les néo-fascistes en Europe ?

Et que dire du retour des juntes militaires, que tu as toujours eu en horreur, au nom de la lutte contre les islamistes, dont tu remettais déjà en cause le millénarisme ? La mascarade des Sissi, Haftar et consorts doit te laisser bien perplexe, après tout ce sang versé par des peuples avides de liberté. Mais je sais d’ores et déjà quelle est ta réponse, Samir. Tu vas me dire que le processus ne fait que commencer, me parler probablement du temps qu’a pris la Révolution française pour déboucher sur un ordre démocratique, et tu as raison. Libéré de tous ses démons, le monde arabe ne peut évoluer que vers la démocratie, la modernité et la laïcité. 

Quant au Liban… Que dire, cher Samir. Que le temps s’est figé depuis qu’ils t’ont tué ? Que les assassins n’ont pas chômé ? Que ta vision s’est avérée exacte ? Que le Printemps est resté inachevé ? Que la classe politique libanaise était à peine capable d’une intifada ? Que les petits calculs et les instincts communautaires, féodaux et affairistes restent plus forts que tout ? Que le Père Prodigue n’en finit pas de se (et de nous) perdre ? Qu’il faut retourner dans la rue pour retrouver la clarté ?

Je sens monter ta colère. 

Sois indulgent, Samir : ici, l’on ne pense (presque) plus ; l’on agit encore moins. On glose.

Mais il est tard, cher Samir. Et je t’ai trop importuné avec mes angoisses, mes interrogations, mes certitudes. Comme d’habitude. 

Tu me pardonnes. Quand on se sent seul, au fond de la nuit, vers qui donc se tourner, sinon la figure du maître ?

À la joie de nos retrouvailles, professeur.
 
 
D.R.
Lettre à Samir Kassir « Le monde n’a pas de mémoire, cher Samir. Ou bien alors il est en train de la perdre. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166