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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Un centenaire?: Une esquisse du Liban avant le Liban


Par Melhem Chaoul
2014 - 09
La publication
 
En 1918, est publié à Beyrouth un ouvrage qualifié à l’époque, selon Fouad Ephrem Boustany dans sa préface introductive à l’édition de l’Université Libanaise, de «?nouveauté historique à nulle autre pareille dans l’Histoire (entendre celle de l’Empire ottoman et de ses provinces) au cours des périodes de paix et de bien-être?». L’ouvrage ayant paru en temps de guerre n’en est, à fortiori, que plus remarquable aux yeux de l’historien.

Cette «?nouveauté?» se présente comme un recueil de recherches et d’études ayant pour objet une entité qui n’existe pas encore, ni géographiquement ni juridiquement, à savoir «?Le Liban?». Ce qui surprend de prime abord, c’est le titre?: Le Liban?: études historiques, économiques et sociales. (Lubnan mabaheth ‘ilmiyya wa ’ijtima‘iya). Un ouvrage en deux tomes, traitant de géologie, de morphologie physique, d’histoire, d’économie, de sciences, d’éducation, de lettres et de tourisme à Beyrouth et au Mont-Liban et regroupant ces deux administrations, en principe séparées, sous le seul vocable générique de «?Liban?». 

La surprise va être d’autant plus grande que le maître d’œuvre n’est ni un nationaliste «?libanais?» rescapé de la Conférence de Paris de 1913, ni un intellectuel maronite défendant une cause dont il se sent le dépositaire après des siècles de résistance?: les maîtres d’œuvre de la publication sont deux personnalités ottomanes de haut rang?: Ismail Hakki Bey, gouverneur du Mont-Liban et Hussein Kazem Bey, penseur. 

Le premier est un administrateur turc «?éclairé et modernisateur?», suffisamment clairvoyant pour comprendre que son gouvernement ne gagnera pas la guerre et, partant, que la naissance d’une «?entité libanaise?» est parfaitement envisageable. Le second, intellectuel et savant, acquis au pantouranisme, considère, par contre, que la pérennité de l’Empire est tributaire de sa modernisation et de son développement. 

C’est ainsi que le second conçoit le projet d’un rapport à faire établir par les cadres et les intellectuels locaux sur la situation socio-économique de chaque province, rapport qui constituera une sorte de base de données pour le gouvernement central d’Istanbul. Cette justification lui permet d’obtenir l’aval de Djemal Pacha afin de lancer le projet. Ismail Hakki Bey sera en quelque sorte le «?parrain?» de cette recherche qui sera confiée à des chercheurs et à des académiciens issus des deux universités de Beyrouth probablement les plus prestigieuses de l’Empire ottoman de l’époque?: l’Université Saint-Joseph et l’Université américaine. La direction scientifique est confiée aux deux pères jésuites «?maîtres penseurs?» de leur époque?: le père Antoun Salhani et le père Louis Cheikho.

Le contenu
 
Ce recueil d’études et d’exposés à caractère scientifique est un véritable «?état des lieux?» de la société libanaise d’il y a cent ans. Il aurait pu s’intituler «?La société libanaise à la veille de la première guerre mondiale?». 

Du point de vue des sciences sociales, il y a là un premier manuel de sociologie et de développement libanais, une archéologie du savoir socio-économique et historique sur le Liban. Du point de vue de la recherche, nous sommes en présence de modèles de connaissances, de méthodes d’approche et de références scientifiques telles que pratiquées à l’époque. 

C’est ainsi que le groupe de l’Université américaine réalise des études assez pointues sur la géologie du Liban, sa faune, sa flore et son climat, précédées d’une introduction du Père Salhani décrivant Le Liban «?naturel?». Ce qu’on peut faire observer, c’est non seulement l’état parfaitement vierge et intact de la nature du pays à l’époque, mais encore l’existence d’une très forte conscience écologique. Les textes sont illustrés de tableaux de pluviométrie, de moyennes annuelles, de températures et d’élévation des villages et des bourgs par rapport au niveau de la mer.

Le Père Cheikho, quant à lui, détaille le patrimoine archéologique du Liban et expose un tableau de ses communautés religieuses, reconnaissant ainsi le caractère plural et multiculturel de la société de Beyrouth et de la Montagne, cependant que Hussein Kazem Bey prend en charge le chapitre intitulé «?l’Islam?», plaçant ainsi celui-ci en dehors de la mosaïque libanaise. Si l’article de Boulos Noujaim propose un panorama de «?l’histoire du Liban de la conquête arabe à nos jours?», ce qui importe le plus, à notre sens, c’est la partie qui recouvre le XIXe siècle jusqu'à l’année 1914. 

Un siècle environ après leur publication, deux études demeurent d’une pertinence remarquable?: d’une part, une sociographie culturelle des mœurs et des us et coutumes libanais du maître Issa Iskandar al-Maalouf constituant indéniablement des prolégomènes à l’ethnoculture libanaise et, d’autre part, une approche de la situation économique du Mont-Liban par Albert Naccache. 

Ce qui retient l’attention dans cette vision de la situation économique, c’est la référence à la Suisse, car c’est à partir de ce texte que le célèbre slogan-cliché, «?Le Liban, Suisse de l’Orient?», est né, défigurant, en réalité, quelque peu le point de vue de Naccache. En effet, ce que le texte dit précisément, c’est que «?le Liban pourrait être à l’Orient ce que la Suisse est à l’Occident?». Pour ce faire, l’auteur propose le modèle suisse pour l’économie agricole et préconise la nécessité de moderniser celle-ci afin qu’elle devienne un secteur industriel agro-alimentaire. De même, il suggère de promouvoir un tourisme de montagne et d’entreprendre pour cela un reboisement du Mont-Liban. Enfin, la référence au modèle suisse apparaît aussi dans d’autres recherches, comme celles de Sélim Asfar sur l’agriculture et l’industrie. 

La France révolutionnaire a peut être été à l’origine des idées ayant généré les mouvements de libération nationale du joug ottoman, mais le modèle suisse, de son côté, commence à séduire une intelligentsia assez ouverte sur le monde pour discerner ce qui peut être réalisé au Liban de ce qui ne peut pas l’être. 

Le retour à ce document qui «?dit le Liban?» avant sa naissance légale montre comment une poignée d’intellectuels et de savants a pu, dans le cadre de l’Empire ottoman, opérer le passage d’une certaine idée d’un Liban résistant et rebelle à celle d’une patrie objectivement possible et matériellement vivable.
 
 
D.R.
« Le Liban pourrait être à l’Orient ce que la Suisse est à l’Occident. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166