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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Retour à l'ère glaciaire ?


Par Marwan Hamadé
2010 - 04
Àtrente-trois ans d’intervalle, le Liban réintègre-t-il, aux niveaux culturel et médiatique, la « grande prison arabe », celle-là même que Kamal Joumblatt avait dénoncée en 1977 avant de tomber sous les balles de ses assassins ? Tout porte à le croire.

    Car si le 14 mars avait assuré, pour le moins, un exorcisme de la peur, le peuple libanais semble appelé non seulement à renier sa révolution, mais à en effacer tous les effets. Les images des débordements populaires de 2005 paraissent déjà appartenir à une autre ère. Et nos médias, à part ceux qui mènent la contre-révolution, deviennent d’un ennui mortel.

Il suffit, pour s’en assurer, de relier la longue série d’attentats visant à décapiter la presse libre du Liban, à la censure renaissante d’une sûreté nostalgique, à l’agressivité pamphlétaire de certains médias (audiovisuels ou écrits), à la fabulation menaçante de certains sites d’Internet.

Et pour mesurer la vitesse de dénivellation de cette descente aux enfers de l’obscurantisme, il suffit de jauger les silences oratoires, les prudences de l’analyse et les blancs de l’écrit.

Il y a d’abord les sujets interdits dont la liste s’allonge chaque jour et que les hérauts de l’intimidation ne manquent pas d’assortir d’un chapelet d’injures ou de menaces. Chaque expression libre a – selon les nouveaux modes de procédure totalitaires – sa peine virtuelle : de l’accusation de l’agentéisme allégé à celle de la trahison entière.

Il y a ensuite les personnes frappées d’interdit. Gare à qui intervient, interroge, cite, ou même fait mention des « damnés » de l’axe du mal renversé. Quoi de mieux qu’une apologie de la terreur, du déni d’élection, de la louange de l’état de non-droit, de l’insulte aux forces de l’ordre déjà peinardes ou à la justice sous respirateur pour décrocher l’accréditation du nouvel ordre médiatique.

Au passage, il vous faut bien sûr écorcher, de la présidence de la République au moindre fonctionnaire, tous les ordres établis au profit du non-ordre – et surtout, surtout, vouer aux gémonies le tribunal international qui ne doit, selon eux, s’intéresser qu’aux jeunes rasés de près, aux citoyens exemplaires ou aux victimes d’attentats bientôt qualifiés de suicides.

La gesticulation de ces dernières semaines avec ses fausses rumeurs, sa prose venimeuse, ses vociférateurs retrouvés, ses encenseurs ressuscités doit enfin bousculer l’apathie où nous nous engluons. À quelques exceptions près, la frilosité s’est emparée de nos leaders, et le Liban tout entier sombre dans l’hypothermie intellectuelle. Il n’est même plus permis de se taire ou de ranger sa plume. Il faut pousser l’indécence aux limites de la flagornerie : « Ces dictateurs qu’ils sont bons, qu’ils sont gentils. »

Cette évolution vers l’absolutisme de la non-tolérance ne menace pas seulement nos journaux, nos livres, nos radios, nos télés, nos films, nos pièces de théâtre. Elle guette nos écoles et leurs programmes, nos festivals et leurs vedettes, nos entreprises et leur créativité, nos lieux de culte et leurs homélies. L’expression se fait rare, les espoirs s’étiolent, les sourires se figent.

À ce rythme et à part quelques espaces de liberté dont celui que vous cultivez à L’Orient littéraire et les réunions nostalgiques qu’entretient chaque mercredi le secrétariat du 14 Mars, la liberté ne repoussera plus là où la résignation sera passée. Il faut éviter de franchir ce seuil.

Car à moins d’organiser pour de bon la vraie Résistance qui est essentiellement culturelle, il faudra bientôt corriger Descartes : Pour être, ne plus penser.
 
 
 
2020-04 / NUMÉRO 166