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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Arabité libanisée


Par Saoud el-Mawla
2010 - 03
On peut lire à la page 1277 du Petit Robert - « Libanisation : de Liban, phénomène par lequel un pays connaît une transformation qui le fait ressembler au Liban où les différentes ethnies, religions etc. s’affrontent violemment causant une véritable guerre civile ».
Pour nous, le modèle libanais de convivialité, le système libanais de consensus pactuel concordataire a été, depuis le pacte de 1943 jusqu’à aujourd’hui et à travers l’accord de Taëf, une formule géniale qui n’a pas eu son égal dans le monde et qui a été mal interprétée, mal appliquée, et la cible de calomnies et d’attaques totalitaires négationnistes et fondamentalistes de tous bords. Nous assistons aujourd’hui à une prise de conscience et à une nouvelle réflexion quant au sens et aux portées et dimensions de cette formule, et cela à partir de la crise identitaire qui secoue le monde arabe qui se trouve confronté à une modernisation et une mondialisation accélérées portées par des structures politiques non adaptées ou adaptables au monde aujourd’hui.
Les causes de la non-viabilité du système de 1943 ont été plutôt externes, malgré les faiblesses et les carences internes dont les plus graves résidaient et résident toujours dans la nature de la classe politique dirigeante ; ce qui a amené l’imam Chamseddine à répéter que le peuple libanais et la formule libanaise sont plus grands que leurs dirigeants. C’est la mauvaise application du pacte de 1943 et de la Constitution qui a engendré les germes de la guerre civile dans un contexte régional-international qui lui était propice. Car le Liban, et cinq ans à peine après son indépendance, a été jeté au cœur de la plus grande et de la plus difficile crise dans l’histoire contemporaine suite à la création de l’État d’Israël en 1948. Les années qui ont suivi la catastrophe en Palestine ont vu la montée des officiers au pouvoir à partir de 1949 en Syrie et de 1952 en Égypte, ainsi que la radicalisation violente des idées et des sentiments arabes et de la transformation du monde arabe en champs de bataille entre les deux superpuissances de l’époque.
La guerre civile libanaise a commencée en 1948 et les Libanais se sont divisés sur le sens et le rôle de leur pays sur la base de cette polarisation régionale et internationale. Le Liban a été vécu par les uns comme porte-drapeau du libéralisme et de la démocratie face au despotisme des régimes arabes. Cette tendance s’est alliée avec l’Occident contre une idée partisane et totalitaire de l’arabité, alliée à l’Union soviétique. Cette tendance, quant à elle, a réduit le Liban au statut de base militante, « Hanoï révolutionnaire », arène ou champ de bataille, et ne l’a pas envisagé comme patrie ou nation. La défaite arabe de 1967 et la montée en force de la révolution palestinienne et de l’idéologie de lutte armée ainsi que l’offensive soviétique générale contre les États-Unis (au Vietnam, en Afrique, etc.) n’ont fait qu’exacerber les antagonismes jusqu’à l’apogée de la guerre civile en 1975. C’est pourquoi il est juste de dire que cette guerre a été celle des autres sur notre terre ou terrain, comme il est juste de dire aussi qu’elle a été notre guerre, le fruit de nos erreurs et de nos carences.
À partir de ce moment historique, l’arabité est devenue pour les uns synonyme de tout ce qui est antilibanais, antisouveraineté, et en même temps despotique, totalitaire, prosoviétique et parfois pan-islamique…
La Palestine est devenue source de divisions, d’humiliation et de guerres internes libanaises. Ce n’est qu’à partir de 1990 qu’on a assisté à un « retour » vers le Liban, et je veux dire par là un retour vers l’idée libanaise, le sens et le rôle du Liban, et cela a donné un nouveau sens à l’arabité et à la Palestine. En quittant les idéologies et les discours totalitaires et hégémonistes, après avoir fait par leur sang et leur martyre l’expérience de toutes sortes de fondamentalismes, les Libanais ont redécouvert leur Liban, leur identité et leur avenir. Les moments historiques et les figures historiques qui incarnent ce cheminement sont pour moi : le pape, l’imam Chamseddine, le patriarche Sfeir, le synode, l’exhortation apostolique. Avec ces chefs et ces moments, les Libanais ont redéfini le sens de l’arabité qui est un lien culturel, linguistique plus qu’un projet politique porté par un parti totalitaire.
L’arabité qui était source de peur réelle et légitime sur l’existence et la spécificité du Liban a été redéfinie et réorientée par l’expérience libanaise et par le sang libanais. Les Libanais ont redécouvert que ce que leur système protégeait et incarnait depuis 1943, c’est-à-dire l’unité dans la diversité, la pluralité religieuse et culturelle, la démocratie consensuelle, les libertés et l’ouverture, la tolérance et l’acceptation de l’autre, sont aujourd’hui non seulement un rêve humain mondial, mais aussi une nécessité pragmatique urgente pour protéger le tissu social et national de chaque pays et protéger la paix civile ainsi que la paix mondiale. Hier, on a entendu le président algérien reconnaître la culture et la langue amazighe ; demain, on entendra l’Irak, la Turquie, l’Iran et la Syrie reconnaître l’identité kurde. Et entre-temps, le Liban donnait et donne l’exemple à tous les pays arabes quant à la présence chrétienne, à l’identité chrétienne, composante et source de richesse et de complémentarité.
Rappelons-nous les positions de l’imam Chamseddine sur la nécessité de créer une nouvelle théologie (kalam) et un nouveau fiqh et une nouvelle pensée et ijtihad islamique sur le dialogue, la pluralité, le respect de l’autre, mais aussi et surtout sur la complémentarité et la participation de l’autre dans la direction des affaires de l’État et de la société dans tous les pays arabes, et cela sur la base de la justice, l’égalité, la dignité, entre tous et pour tous.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166