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L’ assassinat comme censure


Par Mona Fayad
2010 - 01
Nul ne peut parler du Beyrouth des années 60-70 sans évoquer la renaissance multiforme qui en fit la capitale culturelle du monde arabe, tant dans le domaine des arts que sur le plan de la publication, de la traduction ou de la presse . Mais pour jouer ce rôle culturel, encore fallait- il qu’une demande arabe existât. De fait, les journaux publiés à Beyrouth étaient distribués dans l’ensemble du monde arabe. Et tous ceux qui voulaient donner la plus vaste audience à leurs idées devaient passer par un journal ou un périodique libanais. Leur nombre permit à l’espace de liberté et de tolérance de s’élargir bien mieux que les législations et les institutions démocratiques existantes.

Mais malgré cette liberté précieuse dans un contexte régional où règne la répression générale et le manque de libertés, il faut admettre que cette liberté fut toujours relative. Relative d’abord puisque toute liberté l’est par définition. Relative ensuite puisque c’était plus par comparaison avec les conditions des libertés manquées dans son entourage arabe où règnent plutôt des régimes totalitaires et despotiques, que par une liberté bien gardée par les institutions et les lois.

Si l’on se limite à l’ histoire du Liban de l’indépendance à nos jours, force est de constater que les Libanais ont payé cher cette liberté qui n’est qu’une sorte de liberté résiduelle si l’on peut dire. Résiduelle parce qu’elle existe par défaut d’un acte d’interdiction qui reste pourtant possible à tout moment. Donc une liberté qui existe par une sorte de permissivité passive et latente. Mais dès qu’un homme de religion ou un politicien ou n’importe quelle personnalité exige la censure d’une œuvre d’art ou d’une pièce de théâtre ou de n’importe quel produit culturel et exerce son influence pour l’empêcher, cette œuvre peut se voir frappée par la censure comme cela s’est passé à maintes reprises.

Depuis l’indépendance, les attentats ou les liquidations physiques d’un certain nombre d’intellectuels ou d’hommes politiques ont constitué une sorte de terrorisme destiné à réduire au silence des voix courageuses, des plumes hostiles à l’autorité dominante. De sorte que l’écrit a constitué un acte de lutte et de véritable résistance. Le mobile de l’assassinat est généralement d’ordre idéologique, politique, économique ou militaire. Il peut aussi être un acte de vengeance pure à l’encontre d’une personne perçue par les exécutants comme un obstacle à une plus grande influence de leurs idées et de leurs objectifs. C’est pourquoi l’assassinat peut être considéré comme une sorte de contrôle ou de répression de la pensée pouvant aller jusqu’à la violence physique. L’assassinat est une censure poussée à l’extrême.

En plus des assassinats ayant pour mobiles des motifs intérieurs, il existe également les assassinats commandités par divers régimes et partis répressifs de l’extérieur dans le but d’inaugurer une nouvelle phase politique en punissant de mort certains politiciens et journalistes coupable de délits d’opinion ou de volonté d’indépendance et de refus de l’assujettissement. Le prix payé par Beyrouth, capitale des libertés, ne fut pas minime. La cohorte de nos martyrs est impressionnante : après le premier attentat contre Riad El-Solh se sont succédé Nassib Metni, Kamel Mroué, Samir Kassir et Gebran Tuéni, en passant par Salim Laouzi, Riad Taha, Mehdi Amel, Hussein Mroué, cheikh Sobhi Saleh et bien d’autres. Parmi les politiciens : Kamal Joumblatt, la disparition de Moussa el-Sader, Bachir Gemayel, Rachid Karamé, René Moawad, le mufti Hassan Khaled, jusqu’à Rafic Hariri, Bassel Fleyhane, Pierre Gemayel, Walid Eido et Antoine Ghanem – sans oublier les attentats manqués contre Marwan Hamadé et May Chidiac.

Plus de 226 attentats (dont plus de 140 ont réussi) ont été commis depuis l’indépendance. Ce qui, pour un petit pays comme le Liban, est un chiffre considérable. Ces attentats ont été perpétrés contre des personnes de différentes allégeances, de courants politiques et intellectuels contradictoires, de toutes confessions sans ségrégation aucune : égalité devant la mort.

Aujourd’hui, la censure adopte un nouveau visage, un visage qui essaie de se faire légitime, institutionnel et légal. Ainsi le Hezbollah applique-t-il désormais une sorte de censure globale, une « macrocensure » sur la République et ses institutions, après avoir exercé, pendant des années, toutes sortes de « minicensures »  sur les personnes. Ce n’est plus un être qu’on prend en otage ou qu’on élimine, c’est le pays tout entier.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166