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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Ratiociner


Par Antoine Messarra
2009 - 11
Il existe bel et bien un mot en français, ratiociner, qui exprime le mieux les dérives de la civilisation technologique d’aujourd’hui, du postmodernisme, de la vogue des sciences dites humaines devenues le plus souvent des sciences «?sociales?» à tendance plus quantitative que qualitative… Dérives surtout qui proviennent de l’enseignement scolaire et universitaire et dont les effets sur le lien social et les comportements sont de la plus haute gravité…

Ratiociner (du latin ratiocinari?; de ratio, raison) signifie, péjorativement, raisonner d’une façon vaine, subtile et pédantesque.

On parlait chez les Grecs des sophistes, des docteurs de la loi dans l’Évangile, des rhétoriqueurs et de la préciosité en littérature…

Par rapport à l’art de ratiociner d’aujourd’hui, les sophistes d’autrefois et compagnie sont des enfants de cœur. Il était relativement aisé de détecter les artifices de leur argumentation. Preuve en est qu’on les appelait déjà sophistes et qu’on dénonçait publiquement leurs artifices. Mais le sophisme d’aujourd’hui bénéficie de tout l’apparat de l’académisme et des méandres de la psychologie vulgarisée, des sciences humaines et des grands débats télévisés.

La ratiocination d’aujourd’hui a pénétré au cœur de l’enseignement, à l’école et à l’université, de la recherche académique et, surtout, de la vie quotidienne, en famille, avec les voisins, les collègues…
    
Comment sommes-nous devenus tous comme l’agneau de la fable de la Fontaine, Le loup et l’agneau?? L’agneau de la Fontaine cherche à avoir raison. Il a certainement raison. Mais face au loup qui a tout à fait d’autres raisons, l’agneau argumente, argumente…, alors que, raisonnablement, il devrait recourir à d’autres voies que la raison pure pour se sauver, survivre, surmonter le danger, résoudre le problème auquel il est affronté. Le loup a aussi sa raison?: comment voulez-vous qu’il se nourrisse?? Il s’agit, en situation, de concilier des logiques contradictoires.

Comment en sommes-nous arrivés là?? À cause de répétiteurs dans les écoles, en mathématiques, physique, chimie… qui réduisent la science à des formules mécaniques. À cause du recul des humanités dans l’enseignement scolaire et universitaire, dont l’histoire, la philosophie, la littérature, les arts…, qui sont relégués au dernier rang, sinon presque supprimés. Vous avez alors des machines humaines à raisonner, plutôt à ratiociner, alors qu’il y a une manière de raisonner pour résoudre un problème de physique, une autre pour vivre en harmonie avec ses semblables, une autre pour croire, méditer, souffrir, être heureux, patienter, aimer…

* * *

J’en ai la preuve manifeste quand, en faisant écouter une musique sublime de Schubert, de Bach…, une personne dite cultivée répond?: «?Je ne comprends pas?!?» Mais justement, il ne faut pas «?comprendre?», au sens de la rationalité mathématique ou physique. Il s’agit de se laisser prendre, d’embrasser dans un ensemble.

Autre preuve aussi, plus banale, en écoutant des palabres parents-enfants sur les problèmes les plus quotidiens. C’est un jeu de tennis de ratiocination, avec tout l’arsenal de la psychologie vulgarisée et de la culture à la mode sur les droits de l’homme et de l’enfant.

Des gens passent aujourd’hui leur vie à conjuguer à tous les temps et modes?: j’ai raison, tu as raison, il a raison…, alors que les rapports dans la vie publique, et les rapports sociaux, socio-familiaux, professionnels… sont aussi régis par d’autres considérations.

L’art le plus élaboré de ratiociner, on le trouve chez des journalistes de télévision, dans certains de nos talk-shows libanais et même dans des émissions internationales généralement fort réussies, comme Ça se discute. On discute, oui, mais sans repère, et même sans souci minimal d’une quelconque boussole.

* * *

Une nouvelle génération dans le monde, depuis le recul et même la suppression des humanités de l’enseignement, a appris à cogiter, mais non à penser (pensare), c’est-à-dire à peser, combiner les idées, ré-fléchir, qui signifie renvoyer à une autre direction que l’idée en soi, confronter la cogitation au réel.

À force de ratiociner dans notre enseignement dit académique, nous avons perdu le bon sens à la fois du paysan et du sage. Nous avons oublié la modeste leçon de Socrate que le savoir appartient à tous. Cogiter, penser, réfléchir, raisonner, ratiociner..., comment en sommes-nous arrivés à ne plus les distinguer et à vivre au quotidien dans une tour de Babel, n’oubliant rien, sauf l’essentiel??

Il nous faut tous, pour ne plus être dupes, pour ne pas être comme l’agneau intelligent et bête de la Fontaine, réapprendre à raisonner et les différents niveaux et dimensions de l’art de raisonner.

Revenir à Socrate et, dans toute éducation scolaire et universitaire, aux humanités. Comprendre, c’est «?embrasser dans un ensemble?» nous dit clairement le dictionnaire?!
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166