FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le point de vue de...
Pour une culture de prudence et d’immunité


Par Antoine Messarra
2009 - 02
Le Liban se situe au cœur de trois grands problèmes internationaux d’aujourd’hui : le problème des rapports entre les religions, celui de la gestion démocratique du pluralisme à travers des systèmes plus efficients de partage du pouvoir, et celui de la sauvegarde de l’indépendance et de la souveraineté des petites nations dans le système international mondialisé. Le Liban est victime de tout ce contexte, alors qu’il jouit d’un patrimoine séculaire de convivialité.

Les études de polémologie et d’irénologie ont besoin d’être renouvelées, en raison même de l’évolution des conflits par procuration et des techniques sophistiquées de manipulation. Politologues et sociologues ont tendance à rechercher les causes objectives, socio-économiques, culturelles… des conflits, sans prendre en considération des techniques de manipulation. Il pourrait y avoir dans une salle, d’un côté des produits explosifs et de l’autre des allumettes… Cette proximité est grave, mais la coexistence entre les deux produits est pacifique. Il y a des experts et des marchands de révolution qui interviennent pour provoquer l’explosion. Qui a mis le feu ? Il faut poser la question : comment le conflit, souvent en gestation comme dans tout contexte humain complexe, devient conflictuel ?

Une guerre civile, ce n’est pas nécessairement la moitié de la population qui prend les armes contre l’autre moitié. À la suite des mutations dans les conflits, il est possible de provoquer des guerres civiles ou internes, surtout dans une petite nation, à travers une minorité agissante par le déversement de quantités d’armes et d’argent qui dépassent la capacité de résistance du système interne. Tout un patrimoine laborieusement forgé de convivialité peut s’écrouler à travers la peur et la manipulation de la peur.

Le développement vertigineux des sciences humaines depuis le milieu du XXe siècle n’a pas correspondu à un développement parallèle de rapports sociaux pacifiques. On exploite en politique le développement de ces sciences pour la provocation et l’alimentation des conflits. Il y a des experts et des marchands de révolution. Il y a aussi, face à l’extension de la culture des droits de l’homme et le souci de régimes politiques autoritaires de souscrire à des exigences internes et internationales, une modernisation de l’autoritarisme. Nous sommes fortement équipés pour étudier les conflits avec des méthodes cognitives et en termes de rationalité, mais pas assez en termes politiques de manipulation et de mobilisation. Les journalistes sont souvent plus qualifiés pour déceler ces perspectives en polémologie et irénologie que des sociologues et politologues.

Quelle erreur de partir du présupposé, dans des programmes sur l’éducation à la paix et la régulation des conflits, que des peuples sont agressifs par nature. Il s’agit dans le monde d’aujourd’hui de développer une culture d’immunité et de prévention face à des techniques sophistiquées de manipulation (…). Les priorités doivent donc porter sur le développement d’une culture d’immunité, de prudence, et de prévention, une culture de légalité dans la gestion démocratique du pluralisme, et surtout une mémoire collective partagée et du futur qui constitue un traumatisme national salutaire contre la mécanique de répétition de la violence. L’« Observatoire de la paix civile et de la mémoire au Liban » à la Fondation libanaise pour la paix civile permanente œuvre depuis 1997 dans cette perspective.

La querelle d’autrefois sur l’identité, en vertu d’approches idéologiques, est à la fois polémique et stérile. Les souffrances communes et partagées des Libanais durant plus de cinq siècles et dans notre histoire récente, et surtout les réalisations communes, autant de performances culturelles et conviviales dans une région ravagée par le sionisme, les intégrismes et des régimes totalitaires, engendrent – ou peuvent engendrer si les Libanais s’y engagent – une identité nationale. Pour passer de la mémoire de guerre à une culture de paix, il faut une contrition nationale, grâce à des historiens comptables qui fouillent et lisent l’histoire en termes de coût et profit. Il ne s’agit pas de remuer les plaies et les souvenirs douloureux, mais d’aborder les souffrances avec authenticité et sous les angles suivants : la résistance civile de la population, le maintien du moral du peuple malgré la situation de guerre, la solidarité des gens face à la guerre, les engagements en faveur de la paix, le courage et l’espoir malgré les conditions contraignantes, le coût des conflits et les bénéfices de la solidarité nationale.

Les nouveaux programmes d’histoire, élaborés au CRDP et publiés au Journal officiel (n° 27 du 22/6/2000, pp. 2114-2195) constituent, avec le Plan de rénovation pédagogique, la plus grande révolution culturelle au Liban. Ils comportent notamment les principes suivants, dans le respect total de la scientificité de la recherche historique : enseignement de l’histoire de tout le Liban, et non d’une partie du Mont-Liban, en intégrant histoire nationale et histoire régionale ; enseignement, non seulement de l’histoire politique et diplomatique, mais aussi de l’histoire sociale, économique, culturelle… et surtout des Libanais ; édification d’une mémoire collective nationale ;  enseignement de l’historicité des droits de l’homme et de la défense des libertés ; renouvellement des techniques et moyens didactiques afin de renforcer la confiance de l’élève dans le manuel d’histoire.

L’approfondissement d’une telle perspective ne concerne pas seulement des pays comme l’ex-Yougoslavie, l’Irlande, l’Afrique du Sud, la Suisse, la Belgique, le Liban…, mais tous les pays, en vue de consolider à l’avenir la démocratie. Cultiver la mémoire démocratique des peuples par le canal de l’éducation, et auprès des nouvelles générations, constitue une priorité de l’éducation. La patrie est une mémoire partagée.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166