FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le point de vue de...
Les sanglots de l’humaniste


Par Antoine Courban
2009 - 01

« Aucun peuple ne peut être, à la fois, ignorant et libre »
Thomas Jefferson

 

Lors d’une récente édition de l’émission Questions pour un champion, le présentateur interrogeait quatre jeunes lycéens d’une classe de terminale. Il leur posa la question suivante : « Quel est le mot de la langue hébraïque qui est utilisé tel quel, afin de clôturer une prière et qui signifie : Qu’il en soit ainsi ou Ainsi soit-il ? » Aucun de ces quatre jeunes gens, de 17-18 ans, ne fut capable de deviner le mot « Amen ». On peut présumer qu’ils ne l’avaient jamais entendu ou, du moins, que personne en famille ou à l’école ne leur avait appris l’existence de ce terme.

Comment penser un tel constat d’ignorance ? Comment expliquer un tel abandon de certaines représentations fondamentales de la culture occidentale ? Comment rendre intelligible le fait qu’une civilisation décide de se suicider ? Jamais, dans l’histoire humaine, le savoir n’a été aussi facilement accessible grâce aux techniques de l’information. Et pourtant, faire le constat d’une rupture au sein de la civilisation occidentale est devenu un lieu commun. Des catégories entières qui, jadis, formaient encore l’ossature de l’imaginaire de l’Occident sont, aujourd’hui, remisées dans les oubliettes de la mémoire. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Albert Camus écrivait de manière prémonitoire : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le fera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » Camus, le visionnaire, n’aura pas vécu suffisamment longtemps pour voir se réaliser ce qu’il redoutait.

Jamais nous n’avons été aussi libres pour réviser, recomposer et refonder nos héritages historiques en vue d’un plus grand mûrissement, d’une meilleure garantie des droits fondamentaux de l’homme. Jamais nous n’avons eu autant de moyens nous permettant, enfin, de pouvoir réaliser l’ambition de l’humanisme de notre tradition culturelle, celui annoncé par Pic de la Mirandole dans son De la Dignité de l’Homme. L’éducation et la culture, aux yeux de l’humanisme, n’ont d’autre raison d’être que celle de permettre à chaque homme de devenir « plus humain ». Et pourtant, tout se passe comme si nous nous précipitons en masse vers des contre-courants déshumanisants parce que déstructurants et régressifs qui neutralisent tout jugement critique quand ils n’inhibent pas la perception élémentaire de toute possibilité de dialectique. Tels se révèlent l’infantilisation, la victimisation, l’indifférenciation fusionnelle, l’identitaire tribal, le narcissisme et son sentiment illusoire de toute-puissance, son refus de la finitude humaine et son incapacité d’assumer la souffrance.

Et que dire des pédagogies modernes victimes de la sotte tyrannie des théoriciens de l’éducation qui bricolent des « objectifs » à longueur de journées, qu’ils jettent ensuite en pâture à des apprenants supposés spontanément inventer et s’approprier le savoir. Cette aberration idéologique est fondée sur des présupposés surprenants. D’abord, l’égalité qui suppose que tout le monde est également doué pour tout ; l’enseignement n’a donc plus pour fonction d’éduquer (de tirer vers le haut) de peur que cela ne conduise à l’abomination suprême : l’élitisme. Ensuite, le fait que l’enseignement n’a pas pour finalité de transmettre quoi que ce soit mais de permettre à l’étudiant ou à l’élève de découvrir sa propre créativité et de se contenter d’apprendre à apprendre. On oublie, ainsi, que la faculté d’apprendre est inscrite dans la chair de l’homo-sapiens et n’a pas besoin d’apprentissage. Le système éducatif ne veut plus connaître ni maître ni élève, il les a remplacés par un apprenant, auteur de ses propres découvertes. Le professeur est relégué au rôle secondaire de médiateur ou de parcours de l’apprenant, chargé uniquement de surveiller les opérations mentales du premier soigneusement détaillées dans des listes bureaucratiques d’objectifs « inventés par de tristes charlatans ». Enfin, l’insidieux relativisme de tout savoir qui prend sa source dans les eaux glauques de la « vérité sociale inconsciente » comme le disait Foucault. Dans ces conditions, les livres peuvent, tout au plus, être des chewing-gums pour l’organe appelé cerveau.

L’humaniste essaie de prendre du recul vis-à-vis de sa propre douleur, la dépersonnalisation qu’il croit percevoir dans la culture actuelle le fait profondément souffrir car l’humaniste est, par définition, solidaire de tous les hommes, passés, présents et à venir. Pour l’heure, il est effaré de voir comment les mortels avancent dans un état de somnambulisme et d’amnésie. Sans la perspective d’une rédemption, l’idée même de progrès est une superstition et sombrera à la première catastrophe économique. C’est ce qu’annonce peut-être la crise financière récente. On ne peut pas, à la fois, vouloir la chose et son contraire. Les mortels, sortis de l’histoire, voudraient un espace vital « clean » mais sans toutefois renoncer à la croissance. Autant imaginer l’enfer sans le diable.

Il est inutile de se laisser aller à une quelconque nostalgie car, en ce monde en voie de muséïfication, elle a aussi ses marchands et ses tour operators. L’humaniste fait le bilan de siècles de patiente éducation et s’interroge. Les esprits dits « positifs » sont apparemment résignés, autant jouer le jeu. Après tout, la finalité de la vie pourrait parfaitement s’identifier à l’effervescence du pullulement bactérien qui enveloppe tout ce qui existe. L’humaniste constate douloureusement qu’on n’est pas moderne quand on croit qu’il existe un dépassement du « moi » qui s’appelle « tu ». La tradition humaniste avait patiemment réussi à valoriser des modèles qui « sublimaient l’universelle véracité des ego » : le gentilhomme, le révolutionnaire, le savant, le missionnaire, le saint, l’artiste voire le marginal. De nos jours, il vaut mieux être raider, golden boy, pitre télévisuel ou, à défaut, se contenter d’être animateur culturel. Comment s’étonner que les grandes écoles aient cru nécessaire de rajouter des aperçus de culture générale à leurs cursus. « Ces placebos lyophilisés rejoignent les animations fomentées à tout escient pour meubler le vide mental… Le culturel est le fossoyeur du sens, le bateleur du chaos, le clown du capitalisme, son aumône aux orphelinats de l’humanisme. »

Reste la grande question : qu’est-ce qui émergera des ruines de l’Occident ?

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166