FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Le point de vue de...
Palme d’or
Richard Millet commente le film Entre les murs, adaptation du livre de François Bégaudeau, Palme d’or au dernier festival de Cannes, qui vient de sortir en grande pompe dans les salles de cinéma.

Par Richard Millet
2008 - 10
Vingt et un ans après Maurice Pialat, la France s’enorgueillit de voir un film français, Entre les murs de Laurent Cantet, couronné par la Palme d’or au Festival de Cannes. S’enorgueillir est d’ailleurs un vain mot : c’est un délire médiatique qui a accueilli cette récompense décernée à l’unanimité, les acteurs, vingt-quatre jeunes élèves, accueillis dès le lendemain entre leurs murs comme une équipe de football victorieuse et suivis par une presse béate... L’unanimité étant le propre du totalitarisme, on peut se demander de quoi il retourne : un jury de gauche, présidé par un acteur américain autant connu pour ses positions de gauche que pour être l’ex-mari de Madonna, et couronnant le film d’un réalisateur spécialisé dans le film « social », voilà qui ne peut que mettre mal à l’aise les esprits épris d’indépendance…

Bien sûr, je ne juge pas les qualités du film, qui évoque le quotidien d’une classe « difficile » de 4e dans un collège du XXe arrondissement de Paris. « Difficile » est un euphémisme politiquement correct pour désigner des adolescents violents, issus de l’immigration extraeuropéenne. On est donc en droit de penser que c’est là un film qui, comme dans les anciens régimes socialistes, ressortit au cahier des charges du service public : un film comme L’Esquive, de l’Algérien Abdelatif Kechiche, qui mettait déjà en scène des « jeunes » de banlieue, avait été loué autant pour ses qualités propres que par le consensus idéologique suscité par la « discrimination positive », cette aberration américaine récemment importée en France ; et un des précédents films de Cantet, Ressources humaines, puissamment ennuyeux, lui aussi, avait déjà été porté aux nues par la presse bien-pensante, de Libération à Télérama, alors qu’il ne dépassait pas le niveau d’un téléfilm lénifiant.

Dès lors, comment ne pas repenser à la grande ombre de Pialat, disparu en 2003, et faisant un bras d’honneur au public de Cannes qui, en 1997, avait mal reçu la Palme d’or décernée à Sous le soleil de Satan, film tiré du roman de Bernanos et dans lequel Depardieu incarnait l’abbé Donissan et Sandrine Bonnaire la tragique Mouchette ? Un curé, Dieu, le Diable, le suicide d’une jeune femme, la question du salut ? Vous n’y pensez pas, on ne veut plus voir ça, aujourd’hui ! Montrons plutôt la France en train de bâtir son radieux avenir ! Qu’est-elle devenue en vingt et un ans, cette France qui bombe le torse ? Eh bien, elle est passée d’un génial cinéaste à un tâcheron œuvrant dans l’air du temps. Il en va de même pour la littérature et pour le reste : on est passé de la grandeur à la médiocrité des bons sentiments et au tape-à-l’œil esthétique. Il suffit de voir comment ce jury, en couronnant unanimement un film consensuel, se décerne à lui-même la palme de la bonne conscience : le social est furieusement à la mode au sein du culturel et de la politique-spectacle ; on peut même dire qu’ils sont les deux faces de la même absence de grandeur collective qu’en d’autres temps constituait une nation. La commémoration hystérique et unanimiste de « Mai 68 » l’a parfaitement reflété. Des révolutionnaires sans révolution, devenus pour la plupart des hommes de pouvoir, se sont penchés sur leur jeunesse perdue en rêvant d’une nouvelle récréation printanière ; hélas, le monde a changé, il n’y a plus de censure, la marginalité est devenue la norme et « Mai 68 » un logo officiel… C’est donc cela qui a été couronné à Cannes : l’ « esprit » de Mai 68, non seulement avec la Palme d’or mais aussi avec le biopic sur le guérillero Guevara, et un film social brésilien, et les inévitables frères Dardenne dont on se dit que ne pas les couronner, fût-ce pour un scénario totalement convenu sur une émigrée albanaise, porterait malheur.

Pialat avait déjà montré la brutalité des rapports sociaux ou humains, notamment dans Passe ton bac d’abord, un film lui aussi en partie improvisé et joué par des acteurs non professionnels. Ce n’est pas son meilleur film ; mais comparé à l’actuelle Palme d’or, il lui est supérieur car dénué de toute idéologie. Telle est la possibilité de grandeur – la seule qui nous reste : le refus de l’idéologie, de l’embaumement commémoratif, de toute forme de violence, surtout de cette nouvelle forme de censure qu’est l’unanimité bien-pensante.
 
 
© Opale
 
2020-04 / NUMÉRO 166