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« Uber » et le djihad


Par Christophe Ayad
2015 - 07
«Mais c'est Bagdad ici ! » 
L'exclamation sur Twitter de la rockeuse Courtney Love, prise dans la grève émaillée de violence lancée par les taxis parisiens la semaine dernière, lui a valu un gentil rappel à l'ordre de Patrick Baz, le grand photographe de guerre libanais, aujourd'hui directeur de la photo au Proche-Orient pour l'AFP : « Have you ever been to Baghdad ? », lui a-t-il simplement demandé. Elle a répondu par un clin d'oeil : « oui, ce matin ». Paris = Bagdad, donc. On repense au reportage, tout aussi ridicule, de Fox News sur les « no go zones » (interdites aux non-musulmans) au cœur de la capitale française, diffusé peu après les attaques djihadistes de début janvier contre Charlie Hebdo et le magasin Hyper Cacher de la porte de Vincennes.

On imaginait Courtney Love plus « grunge attitude » dans la vraie vie... Par contre, on n'a jamais rien attendu de Fox News. Mais parlons plutôt de ce conflit social – taxis contre Uber – qui a occupé l'actualité toute une semaine en France avant la vague d'attentats meurtriers du vendredi 26 juin (en Tunisie, au Koweit, en Syrie et en France, avec la décapitation d'un patron par son employé qui a ensuite tenté de faire exploser une usine de gaz en Isère, bien que, dans ce dernier cas, l'affiliation djihadiste ne soit pas encore prouvée au-delà d'une simple inspiration). Puis le lendemain, la crise financière grecque est venue enterrer définitivement les revendications des chauffeurs de taxis parisiens.

Le fond du problème est pourtant passionnant et il résume à lui tout seul le malaise social français. D'un côté, une corporation fermée (il faut acheter une licence, parfois très chère, pour avoir le droit d'exercer comme taxi), mal payée, mal aimée, archaïque, chère et insuffisante pour répondre à la demande : les taxis. De l'autre, une entreprise californienne, qui invente une application de géolocalisation et de paiement pour smartphones et qui permet à n'importe qui de se transformer en transporteur privé pour arrondir ses fins de mois, voire en faire un gagne-pain régulier quoique chiche : Uber, né il y a moins de cinq ans et dont la valorisation pourrait atteindre 50 milliards de dollars en 2015. En quelques mois, Uber a ringardisé les taxis parisiens et menace de faire perdre toute valeur aux précieuses licences acquises et revendues à prix d'or. Les taxis veulent l'interdiction d'Uber – du moins de sa version pour non-professionnels (Uber Pop) – et l'encadrement de sa version haut de gamme (Uber tout court) qui concerne les chauffeurs de VTC (véhicules de transport avec chauffeur), des professionnels mais sans licence. Plutôt que de se moderniser et d'augmenter le nombre de licences, les taxis parisiens préfèrent maintenir un monopole qui craque de toute part et continuer à se faire exploiter par les deux grandes centrales (G7 et Taxis Bleus) qui appartiennent à un seul et même propriétaire, la famille Rousselet. En face, Uber, avec un cynisme consommé, profite des failles de la législation et continue d'opérer même quand la justice prononce des interdictions, se fiche de déclarer les revenus générés au fisc et exploite la précarité de ses employés intermittents sans leur garantir de couverture sociale. Ce conflit entre « esclaves » anciens et modernes est un bon résumé des blocages du modèle social français, mais aussi de l'état du capitalisme mondial, pris entre destruction d'un ordre ancien et émergence d'une économie de la précarité triomphante et de l'auto-entreprenariat.

Retournons maintenant au Proche-Orient. Daech est le Uber du djihadisme. Je m'explique. Les révolutions de 2011 avaient, non seulement jeté aux oubliettes des régimes autocratiques perclus de rhumatismes face à une jeunesse éprise de libertés, elles avaient aussi ringardisé Al-Qaida et son discours sur « l'ennemi lointain » (les États-Unis, l'Occident, Israël, etc.). L'on découvrait enfin que la jeunesse arabe n'aspirait qu'aux mêmes valeurs fondamentales que celles du monde entier : la liberté, la démocratie, la dignité et la justice sociale. Au même moment, comme un symbole, Oussama Ben Laden était tué dans un raid des forces spéciales américaines au Pakistan. Et puis tout s'est détraqué. La démocratie ne va pas de soi quand on sort de plusieurs décennies de dictature, la liberté engendre le chaos, les islamistes, seules forces organisées d'une scène politique en ruines, ont été prompts à s'emparer du pouvoir, confondant majorité et hégémonie. Sans compter les pouvoirs anciens qui ont persisté au prix de sanglantes répressions comme dans la Syrie des Assad, sans compter le poison confessionnel présent dès la répression du « Printemps de Bahrein » avant d'emporter l'Irak, la Syrie et enfin le Yémen.

Alors Daech, la multinationale terroriste survitaminée, est arrivée avec son « appli » magique : un mélange détonnant de haine confessionnelle (d'abord contre les chiites et les alaouites, puis les Yézidis, les chrétiens, les juifs, les zaïdites, les druzes et même les sunnites trop modérés) et de mise en scène sophistiquée de sa violence primitive sur l'Internet. Avec Daech, nul besoin d'investir dans les cadres recruteurs, les réseaux secrets, le trafic d'armes et les camps d'entraînement cachés, comme le faisait Al-Qaida : le recrutement se fait tout seul, par imitation et fascination ; les apprentis terroristes passent à l'action à la maison, comme Amedy Coulibaly (auteur de l'attentat de l'Hyper Cacher) à Paris ou Seifeddine Rezgui, plus récemment dans un grand hôtel de Sousse, en Tunisie. Les coûts sont externalisés et les bénéfices vont à la maison-mère, grâce aux précaires du djihad qui s'auto-radicalisent sur les réseaux sociaux. Qui arrêtera Daech ? Comme toute innovation, son attrait finira par s'émousser et une autre idéologie saura se montrer plus attractive. C'est à cela qu'il faut travailler, plutôt qu'à vouloir en revenir aux vieux monopoles autocratiques.
 
 
D.R.
« Daech, la multinationale terroriste survitaminée, est arrivée avec son " appli " magique. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166