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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le paradoxe


Par Béchara Ménassa
2008 - 02
Le poète et dramaturge Georges Schehadé répétait à qui voulait l’entendre que les idéologies sont éphémères et que seule la poésie est éternelle. Sartre est événementiel, disait-il, bien qu’il eût reçu le prix Nobel et l’eût refusé, et Louis Aragon un feuilletoniste. Pourtant, Les yeux d’Elsa  nous ravissaient et Sartre était notre patriarche. L’éternité appartenait à Lautréamont, à Rimbaud, à Apollinaire, à Eluard, à Claudel… Claudel est éternel, ajoutait-il, non point parce qu’il était croyant et catholique mais parce qu’il avait transfiguré sa foi dans la poésie.

Schehadé n’était pas seulement un grand poète, mais un visionnaire avec les idées simples des gens ordinaires qui vont droit leur chemin dans la vie. Un jour que le président de la République, Charles Hélou, l’avait invité à un dîner intime avec le ministre des Affaires étrangères de France, il avait décidé, à la dernière minute, de ne pas s’y rendre. Sa femme, Brigitte, m’avait appelé pour la sortir de l’impasse. Arrivé chez lui, je le trouvais blême de colère. « Figure-toi , me dit-il, que Nina – l’épouse du président – vient de téléphoner à Brigitte pour qu’elle me dise de ne pas m’adresser à son mari que par les termes de “Monsieur le président” et non point par son prénom, comme je le fais d’habitude. Pour qui se prend-il ? Ça le grandirait aux yeux du ministre français que je l’appelle par son prénom comme il le fait avec moi. Il n’est pas Charles de Gaulle mais je suis André Malraux ! »

Ainsi va la vie et la frilosité des hommes. À croire que le paradoxe n’est pas le paradoxe mais notre pain de tous les jours. Qui avait raison qui avait tort, de Georges ou de Charles, tous les deux, désormais, dans l’éternité.

* * *

Ce que nous avons considéré comme la fin de la barbarie, avec la chute du nazisme et l’effondrement du communisme, se révèle être le commencement d’une nouvelle barbarie plus insidieuse. Après l’holocauste et le déicide voici venir le temps de la Saint-Barthélemy au quotidien. Nul n’est innocent, proclamait Sartre dans Les mains sales, ni les Serbes orthodoxes, ni les Albanais musulmans, ni les chiites ni les sunnites irakiens, dont les mains sont tachées du sang de leurs frères dans l’islam. Aussi, les peuples sont-ils en droit de s’interroger sur la finalité de l’aventure humaine et si l’on peut encore espérer quelque salut ou rédemption. Le retour à la foi se situe dans ce sillage : comment se soustraire à l’innommable autrement que par l’ineffable ? Comment concilier dans notre esprit cartésien que l’incohérence du christianisme ait mené à la Renaissance cependant que la cohérence de l’islam, qui a jeté les bases de cette Renaissance, s’en soit ensuite disculpée ? Le monde arabe et islamique compte la plus grande proportion d’analphabètes dans le monde, par rapport à son nombre d’habitants, 70 millions au début de ce siècle, 100 millions aujourd’hui (Unesco). 56 % des femmes arabes sont illettrées, cependant que notre univers regorge de richesses scandaleusement dissipées.

* * *

Dans ce classement, les Libanais n’ont pas la part belle – 80e rang dans l’analphabétisme parmi les États du monde – bien que nous soyons considérés comme une société plus ou moins évoluée.

Pour ce qui a trait à notre état général, la détresse de nos institutions crève les yeux : déboussolement des élites, saccage de l’environnement, leadership déplorable. Ce leadership serait-il aujourd’hui le signe annonciateur de notre effondrement ?

Des histrions, de dangereux dérangés, se produisent sur la scène publique pour tenir des propos incendiaires et hors du temps, à croire que nous sommes condamnés à périr sur le bûcher. Quand pareille engeance apparut en Yougoslavie, Milosevic et consorts, on réalisa à l’instant que la débâcle était proche. Certes, le communisme fut une grande épreuve pour les pays de l’Est et le monde, mais une chape de plomb ou de verre irréductible tenait comme en respect les fous et les désaxés. L’unité ouvrière, la lutte de classes, l’anti-impérialisme unissaient les clans, les peuples et les communautés, exorcisaient les fanatismes religieux et les cocardiers de tout bord. La chute de cet univers concentrationnaire a fait ressurgir les monstres d’antan, ceux d’un Moyen Âge révolu ou d’une cour des Miracles ressuscitée. On se croirait revenu au temps de la chute de Rome quand les princes et les nobles, les moines et les prélats se réfugièrent derrière les murailles de leurs châteaux forts ou de leurs monastères et que les paysans les suivirent dans leurs exodes pour se protéger.

* * * 

Le Liban s’inscrit dans ce vaste processus d’effondrement universel qui s’étend des républiques ex-soviétiques à la Yougoslavie, à l’Irak, au Soudan à la Tchécoslovaquie et même à la libre Belgique. Sorti de l’ère des idéologies, le monde se trouve confronté aux luttes ancestrales des tribus, des clans, des confessions, des ethnies. Nous ne sommes ni à l’abri de ces vicissitudes ni armés d’assez de volonté pour nous en prémunir. C’est tout le contraire même qui nous arrive. Ainsi, l’exemple libanais qui tenait lieu de paradoxe dans le monde s’avère être aujourd’hui dangereusement menacé. Surmonter le ressac de ce flot universel se révèle appartenir plus au domaine du miracle ou de la fiction qu’à celui des réalités politiques internes du pays et de la situation régionale contingente qui se présente, jour après jour, plus menaçante.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166