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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Antoine Messarra
2006 - 10
On ne peut cantonner la foi au for intérieur, ni agiter impunément les foules pour l’expression de la foi. Les débordements en cascades dans le monde à la suite des caricatures danoises et les réactions face à la conférence universitaire du pape et, au Liban, la journée mémorable du dimanche noir 5 février 2006 sont la préfiguration de religions désormais sans frontières, débridées, devenues sauvages dans le champ politique, sous le panache de Dieu.

Quand Pilate s’en remet à la foule, à la fois amorphe et déchaînée, pour trancher l’affaire Jésus, il se dérobe du vrai problème et, en même temps, ne sauvegarde ni la justice ni la foi. La foule préfère alors le fameux Barabas à Jésus. L’affaire se règle dans le «?tumulte?», et Pilate s’en lave les mains?: «?Je ne suis pas responsable de ce sang, à vous de voir?!?»

Tel est aussi le triste bilan des réactions à la conférence, dans un cadre pourtant universitaire, du pape sur le thème?: «?Foi, raison et violence?». Que la référence à un dialogue datant du XIVe siècle entre l’empereur byzantin Manuel II Paléologue et un Persan musulman érudit soit irrespectueuse, insultante, déplacée... là n’est plus le problème. Il y a eu violence, déchaînement de violence, incitation à l’insulte et à la violence... au nom de Dieu. C’était justement le thème de la conférence que des réactions, malheureusement, sont venues confirmer.

La foi des foules, celle du charbonnier et du boulanger, est le plus souvent spontanée, sincère, authentique... Elle s’exprime dans les grandes occasions religieuses, dans les lieux de culte et par les attitudes et gestes des fidèles. Mais le déchaînement sur la place publique, à l’occasion d’un fait public, qu’il s’agisse d’un article de journal, d’une caricature, d’une conférence, est une politisation conflictuelle qui pollue à la fois la religion et la politique. L’affaire n’est plus alors religieuse, mais politique, intégrée dans un enjeu de pouvoir générateur de violence.

Deux leçons du Liban

Que faire?? Deux leçons viennent du Liban, à condition d’être pragmatique. Elles sont d’ordre constitutionnel et historique.

Leçon constitutionnelle d’abord. Le principe de convivialité au Liban, avec ce qu’il implique comme respect de l’autre, ouverture, reconnaissance mutuelle, estime réciproque et foi dans l’aptitude des religions à pacifier les relations humaines, a une valeur non seulement historique, culturelle et œcuménique mais, en premier lieu, constitutionnelle. Le principe s’impose en tant que référence première, objective et impérative. Si le «?respect?» de toutes les confessions et de leur «?dignité?», deux termes des articles 9 et 10 de la Constitution, s’impose à l’État, il s’impose encore davantage aux individus et aux groupes. L’article 9 est explicite?: «?L’État respecte toutes les confessions...?». L’article 10 subordonne «?la liberté de l’enseignement?» au respect de la «?dignité des confessions?», et cela en ces termes?: «?L’enseignement est libre tant qu’il n’est pas contraire à l’ordre public et aux bonnes mœurs et qu’il ne touche pas à la “dignité” des confessions.?» Respecter, c’est traiter quelqu’un avec égard et déférence. Quant à la dignité, elle implique un respect résultant d’une valeur et d’un mérite reconnus. Il faudra approfondir la pratique et la jurisprudence au Liban en vue de la conciliation difficile, mais possible, entre l’exigence de respect et la liberté d’expression religieuse.

L’autre leçon, historique, se dégage de l’expérience libanaise, douloureuse et mémorable, du dimanche 5 février 2006 où, au centre-ville et à Achrafieh, une foule sincère, mais infiltrée par des agitateurs, a voulu manifester son indignation contre des caricatures satiriques au Danemark... Sans la vigilance de la population, la clairvoyance des autorités religieuses musulmanes et chrétiennes, et le courage exemplaire de ce religieux musulman qui s’est dressé avec détermination contre les agitateurs... notre dimanche noir du 5 février 2006 aurait débouché sur un nouveau 13 avril 1975, date du déclenchement des guerres au Liban.

Barabas version XXIe siècle

Qu’il s’agisse désormais de propos inconvenants, de caricatures, d’une émission télévisée satirique, d’une conférence universitaire, on ne livrera plus Dieu à la foule déchaînée. C’est Dieu même qui se trouve alors instrumentalisé, exploité, bafoué dans un sordide enjeu de pouvoir.

La foule exaltée, mue par son élan de foi et qui suit innocemment Jésus dans son entrée à Jérusalem, n’est pas la même foule que celle que Pilate, lors de la Passion, interpelle pour décider du sort de Jésus.

Agiter désormais les foules contre une conférence universitaire du pape – abstraction faite du contenu même de cette conférence – et écouter en silence ou approbation complice des déclarations religieuses ultrafanatiques à la sauce Ben Laden et sans la moindre réprobation, c’est du Barabas version XXIe siècle.
 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166