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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Charif Majdalani
2006 - 09

A la mémoire des enfants de Cana 

L’un des principaux problèmes auxquels le Liban s’est toujours trouvé confrontés, et qui a été la cause de la plupart de ses malheurs, c’est la difficulté pour ses diverses composantes, communautés religieuses et groupes confessionnels, à se mettre d’accord sur une définition de son identité. Depuis la création du pays, deux versions de cette identité s’affrontent dans la conscience de ses habitants. La première, c’est celle qui a toujours conçu et voulu le Liban comme un pays à part dans la région, non concerné par l’histoire et le devenir de son environnement arabe. Cette représentation du pays a d’abord été le fait des élites au sein des communautés chrétiennes, qui ont toujours intimement pensé que le Liban avait été créé pour les chrétiens et ont toujours tenté de le préserver des tourmentes de la région, et de l’en tenir à l’écart, en tissant notamment des liens privilégiés avec l’Occident. Face à une représentation que l’on dira étroitement «libaniste» couplée à un discours souverainiste, les musulmans se sont évidemment toujours rebiffés, exigeant de diverses manières un Liban fermement ancré dans son environnement régional, et partageant le destin commun de ce qui était en train de devenir la nation arabe.

Ce conflit entre deux représentations antagonistes d’une jeune nation était porteur de germes explosifs, et c’est pour en atténuer les effets qu’au moment de l’indépendance, au milieu des années 40, les musulmans et les chrétiens se mirent d’accord sur un pacte national dont l’essence était de permettre de gérer une représentation commune de l’identité du pays par l’ensemble de ses communautés. Mais, au lieu de trouver un terrain d’entente entre les diverses définitions du Liban, ce pacte fut une fuite en avant, puisqu’il se basait sur une sorte de «ni-ni», un accord selon lequel les chrétiens s’engageaient à ne pas revendiquer une identité occidentale du Liban tandis que les musulmans acceptaient de renoncer à vouloir en faire une part inhérente de l’environnement arabe. Cette double négation, selon les termes restés fameux d’un grand analyste politique de l’époque, ne pouvait en effet faire une nation. Tout simplement parce qu’une nation ne peut prétendre à l’existence si les hommes qui la composent ne sont pas d’accord sur son identité de base.

Il va sans dire qu’avec la montée des périls en Orient, dans les années 60, les divergences sur l’identité du Liban resurgirent. Devant la montée du nationalisme arabe dans les pays voisins, en particulier en réaction aux grandes défaites arabes face à Israël, les chrétiens du Liban se crispèrent sur la représentation et l’identité d’un Liban souverain, tourné vers l’Occident et hostile aux développements politiques dans le monde arabe environnant. Face à cette crispation, les musulmans se montrèrent extrêmement sensibles aux discours nationalistes arabes, nassérien en particulier, allant jusqu’à souhaiter l’entrée du Liban dans une alliance syro-égyptienne et panarabe. Par ailleurs, le discours panarabe avait cessé d’être l’apanage des musulmans; ces derniers furent petit à petit renforcés, voire débordés, par la gauche libanaise et les partis nationalistes qui comptaient un certain nombre de chrétiens, et qui furent eux-mêmes renforcés par les organisations palestiniennes. Pour l’ensemble de cette nébuleuse, le Liban se devait de servir de pointe avancée du combat contre Israël et contre l’impérialisme occidental. Mais, aux yeux de leurs adversaires, cela menaçait directement l’entité libanaise elle-même. Ces points de vue irréconciliables aboutirent au déclenchement de la guerre civile de 1975, dont l’une des principales causes fut ce conflit sur la conception même de l’identité du Liban.

Ces deux visions, alimentées par deux discours antagonistes, n’ont pas complètement disparu après la fin de la guerre civile. Mais elles ont considérablement évolué, notamment durant l’occupation syrienne. Pendant ces quinze dernières années en effet, le discours nationaliste arabe, totalement fossilisé, n’était plus revendiqué que par les collaborateurs du régime syrien pour qui, de manière purement démagogique, le Liban demeurait en son alliance avec la Syrie le point de «résistance» au triomphe de l’impérialisme et du sionisme.

En face, le discours souverainiste se maintenait en prenant une coloration essentiellement antisyrienne. Mais une innovation essentielle avait lieu dans le même temps. Dès le début des années 90, les milieux intellectuels libanais, originairement de gauche et laïcs, entreprenaient à Beyrouth un grand travail de critique du nationalisme arabe et une réflexion sur les causes du désastre des sociétés arabes et de leur idéologie, constatant notamment le terrible gâchis auquel la pensée nationaliste dans le monde arabe avait abouti, détruisant la diversité de la plupart des sociétés arabes, gommant leur caractère pluriculturel au bénéfice d’une «arabité» ou d’une «islamité» exclusive, interrompant leur ouverture sur le monde et leur modernisation, modernisation souvent considérée comme une forme sournoise de domination de l’Occident.

Face à ces constats consternants, les principaux penseurs de l’après-guerre au Liban, parmi lesquels la figure de Samir Kassir restera la plus belle et la plus emblématique, ont entrepris de revaloriser le Liban comme modèle pour un renouveau du monde arabe dans son ensemble, mettant pour cela en exergue ses principales caractéristiques, le multiculuralisme, le multiconfessionnalisme et la démocratie. Sans jamais nier son appartenance à son environnement arabe, les penseurs de l’après-guerre n’ont cessé de réclamer pour le Liban non plus qu’il soit retiré de son environnement mais qu’il lui serve de phare pour un avenir différent.

A partir de l’an 2000, et imperceptiblement, cette pensée nouvelle, laïque et supraconfessionnelle, issue quoi que l’on dise d’un humanisme européen, allait se trouver de plus en plus proche du discours antisyrien, un discours qui entre-temps, s’était élargi et ne comptait plus seulement les chrétiens mais également, par un fait nouveau et capital, les musulmans sunnites et les druzes. De cette grande et très belle coalition allait naître le mouvement pour l’indépendance de 2005, mouvement qui allait investir le discours souverainiste, lui donnant un ton nouveau, issu notamment de la réflexion des milieux intellectuels sur la démocratie, l’interculturalité et le concept libanais comme modèle pour l’ensemble du monde arabe.

On aurait pu croire qu’en 2005 les Libanais, toutes confessions confondues, s’étaient enfin mis d’accord sur une vision commune du Liban. Mais c’était sans compter le Hezbollah, le parti intégriste, représentant de manière quasi exclusive de la communauté chiite libanaise, la plus importante du pays. Prenant fait et cause pour la Syrie, et entraînant avec lui la communauté chiite tout entière, malgré les récriminations de certains de ses intellectuels et la docilité de son immense majorité, le Hezbollah a immédiatement accusé les autres composantes du pays de trahir les causes sacrées des Arabes et de l’islam et de composer avec l’Occident et les Américains. Réinvestissant de son côté le discours tombé en déshérence du nationalisme arabe, et lui apportant le concours de la pensée islamiste, le Hezbollah recréait ainsi, comme par une fatalité incroyable, le schéma ancien dont on se croyait délivré, brandissant face à un souverainisme réinventé la vieille conception du Liban comme terrain du combat sacré contre l’Occident et Israël.

C’est dans ce contexte que se sont situées l’affaire de l’enlèvement des soldats israéliens et la guerre menée par Israël contre le Liban depuis la mi-juillet. Je n’entrerai pas ici dans une évaluation de l’action du Hezbollah et de ses arrière-pensées1. Ce que je crois essentiellement, c’est que, si une immense partie des Libanais lui en veut aujourd’hui, ce n’est pas seulement pour avoir déclenché cette guerre et pour l’avoir inscrite dans une stratégie contraire à l’intérêt national, c’est, plus profondément et plus intimement, pour avoir fait échouer un moment crucial de l’histoire du pays dans lequel pour la première fois l’ensemble des Libanais, et probablement avec eux les chiites si ces derniers avaient été moins aliénés au parti intégriste, étaient en train de s’accorder sur une identité libanaise commune. La responsabilité historique du Hezbollah aujourd’hui, c’est de mettre à nouveau le pays devant l’indécision quant à son identité et donc son avenir.


1. J’y entrerai encore moins que la brutalité de la réaction israélienne, ponctuée d’une longue série de massacres de civils, dont le dernier est le terrible carnage de Cana, village qui vit le même cauchemar pour la deuxième fois à dix ans d’intervalle, devrait poser avec bien plus d’acuité la question des arrière-pensées des Israéliens et de la violence aveugle et criminelle de leur armée.

 
 
 
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