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Crépuscule français


Par Raphaël Glucksmann
2019 - 01
C’est la guerre à Paris ? 

Christiane, élégante propriétaire d’un petit magasin de jouets de Beyrouth, est visiblement inquiète pour nous. J’essaie donc de la rassurer : les vitrines cassées des Champs Elysées, ce n’est quand même pas la Syrie ou le Yémen. Elle acquiesce, mais continue : « Quelle pitié ces images juste avant Noël ! » Entre deux ventes de poupées et de legos, elle me fait part de sa compassion pour Emmanuel Macron : « Il était si jeune, si beau, si dynamique, et là, il a l’air si fatigué, si faible… C’est incroyable, pareil changement en un homme en si peu de temps. Le pauvre a été comme frappé par la foudre, vraiment. Pourquoi une telle chute, si rapide ? » 

La question de Christiane laisse sans voix les commentateurs les plus chevronnés de la vie politique française depuis des semaines. Il faut dire que jamais retournement de l’opinion ne fut aussi spectaculaire. Et violent. François Hollande battait déjà des records d’impopularité, mais il ne déclenchait pas une telle haine. Et il n’avait jamais suscité de réels espoirs non plus. Cette fois, c’est différent : le ressentiment est à la mesure des attentes déçues. Et le président qui marchait triomphant dans la cour du Louvre n’ose plus mettre le nez hors de son palais. Désarçonné par une crise sociale qui s’est vite doublée d’une crise de régime, l’homme qui voulait ressusciter la figure du Roi a redonné vie à l’idée de Révolution. 

Le grand malentendu du printemps 2017 s’est dissipé dans le fracas de l’automne 2018. Le héraut du « nouveau monde » apparaît aujourd’hui comme ce qu’il a toujours été en fin de compte : l’ultime représentant de l’ancien régime. Derrière la façade « disruptive » se cachait depuis le début un conformisme fascinant. Emmanuel Macron voulait « adapter » son pays au monde tel qu’il ne va pas, épouser l’époque plutôt que la façonner, libérer plus encore les fortunés de la solidarité collective : faire comme les autres en somme, appliquer chez nous les recettes qui avaient échoué ailleurs. Sa promesse d’aube n’était qu’une annonce de crépuscule, un crépuscule que la France partage avec l’Occident dans son ensemble.

Car notre jeune président ne paie pas uniquement ses propres erreurs, fussent-elles nombreuses et massives. Ses saillies arrogantes ont exacerbé les tensions, mais ne les ont pas créées. Ses mesures fiscales pour les plus riches ont renforcé le sentiment d’injustice, mais elles ne l’ont pas fait surgir du néant. Il paie quarante années de délitement du modèle républicain. Il paie, surtout, ce qu’ont déjà payé avant lui les autres gouvernants, ailleurs en Europe : la crise profonde de la démocratie libérale, son incapacité à générer le moindre horizon de progrès ou même de sens commun.

Nous savons maintenant que l’apôtre de la start-up nation ne sera pas la solution à cette crise, mais qu’il la poussera à bout. Alors la question qui se pose à nous est simple : quoi, après ? Une question simple, et pourtant vertigineuse. L’irruption macronienne a cassé le mouvement de balancier droite-gauche qui rendait les alternances mécaniques. Nous ne savons pas, à l’orée de 2019, d’où viendra ce changement que tout le monde semble attendre sans jamais parvenir à le définir clairement. Nous sommes, en un mot, perdus. 

Dans l’apesanteur idéologico-politique qui caractérise ce moment d’Histoire, une offre existe. Elle a mûri dans les caves de la « mal pensance » avant de s’affirmer au grand jour et de gagner la bataille culturelle : c’est le national-populisme porté en France par la famille Le Pen et une partie grandissante de la droite. Il triomphe en Russie, en Hongrie, aux États-Unis, au Brésil, en Pologne, en Italie. Il forme l’alternative la plus puissante actuellement au statu quo libéral et aucun pays occidental ne semble immunisé, pas même cette Allemagne économiquement si dynamique et que l’on pensait immunisée par le passé et la mémoire contre les dérives nationalistes.

Face à lui, le camp qui portait jadis le nom de « gauche » semble atone, aphone, amorphe. Des décennies de paresse et de renoncements l’ont rendu inaudible. Et pourtant, plus que jamais, une réponse écologique, solidaire, démocratique à la crise globale que nous traversons est nécessaire. C’est l’enjeu essentiel de l’année qui s’ouvre : offrira-t-elle les prémisses d’un sursaut ? Saurons-nous mourir à nous-mêmes, nos chapelles vides et nos dogmes surannés pour renaître de nos cendres ? Ou bien faut-il déjà se préparer au match retour de 2017 ? Avec, cette fois, un candidat libéral discrédité, un « barrage » fuyant de toute part et des castors partis en congés de l’Histoire.
 
 
D.R.
« Nous ne savons pas, à l’orée de 2019, d’où viendra ce changement que tout le monde semble attendre sans jamais parvenir à le définir clairement. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166