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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Jean-Pierre Perrin
2020 - 03
La récente signature d’un accord de paix «?historique?» entre Washington et les talibans a fait que l’Afghanistan est revenu brièvement sur le devant de la scène. Hasard du calendrier, le jour même où il était paraphé à Doha s’achevait à Marseille dans les élégants bâtiments du Musée des civilisations de l'Europe et de la Méditerranée (MUCEM) de Marseille une exposition extraordinaire sur l’art contemporain dans ce pays. Car, l’Afghanistan a beau être accablé par la guerre, la misère, l’absence d’espoir, et Kaboul se trouver sous la menace permanente des attentats suicide qui frappent tous les quartiers et n’épargnent ni les hôpitaux, ni les écoles, ni les cérémonies de mariage, les artistes sont en quête de modernité comme à Paris, Londres, Los Angeles, Berlin ou Beyrouth.

Les carnages et la peur, qui hante la population, en particulier les intellectuels et les artistes, n’ont donc pas empêché le miracle. Car, il faut bien appeler miracle cette naissance d’un art contemporain afghan, sachant que les jeunes créateurs afghans, hommes et femmes, sont partis de rien. Nés sous le régime des talibans, ils ont grandi sans avoir vu d’images, coupés du reste du monde. Pourtant, leurs créations sont à la fois résolument modernes et spécifiquement afghanes. Ainsi, l’une des œuvres les plus remarquées est sans doute celle qui porte le plus d’espoirs, tout en puisant dans ce qu’il y a aujourd’hui de plus ténébreux dans la culture afghane?: le «?tchadri?», (le voile traditionnel afghan qui enveloppe la tête et le corps des femmes, ne laissant qu’une grille au niveau des yeux). Celui que présente la créatrice de mode Zolaykha Sherzad est immense, flotte dans l’espace et l’étoffe, en soie bleu azur, emprunte sa forme à la lettre [he-e], la première du mot hawa, qui en dari (le persan parlé en Afghanistan) signifie «?air?», «?temps?», «?espace?» et même «?vent?». Il témoigne du fait que ce symbole de l’enfermement et de l’asservissement des femmes peut s’envoler, devenir un espace qui se dérobe au temps, le suspend et le rend propice à l’écoute de soi.

Il y a d’autres créations qui sont résolument provocatrices comme la performance de Kubra Khademi, une jeune artiste de 31 ans, qui a osé se confronter directement à «?la barbarie des hommes?». Puisque les femmes sont à la fois privées de visibilité publique et en permanence harcelées, elle est sortie en 2015, en se faisant filmer, dans la rue principale du quartier le plus peuplé de Kaboul vêtue d’une armure de fer dont les différentes pièces sont autant de boucliers qui protègent les parties intimes de son corps et, parallèlement, les mettent en valeur. Sa prestation a failli provoquer une émeute.

Cet art en prise directe avec la mort se réfère aussi beaucoup à l’histoire de Farkhunda Malikzada, une étudiante de 27 ans, accusée faussement par un religieux qu’elle accusait de superstition, d’avoir blasphémé. Une meute accourt et c’est la curée en plein cœur de la capitale afghane. Des dizaines d’hommes en quasi-démence se précipitent pour lyncher la jeune fille, qui sera dénudée, défigurée, mise en pièces, enfin jetée sur une rive de la rivière Kaboul et brûlée.

Le terrible supplice subi par Farkhunda traumatisera les femmes de Kaboul et les artistes, qui lui rendront hommage dans leurs œuvres. L’exposition de Marseille porte d’ailleurs le nom de Kharmohra, soit le nom de la superstition qu’elle avait dénoncée et qui lui a coûté la vie.

Les légendes populaires afghanes, transmises de bouche à oreille et qui pénètrent les âmes avec une force que n’a pas l’écrit, épousent également très bien la modernité de cet art contemporain. Ainsi, les div, ces ogres ou ogresses, mi-anges mi-démons, qui hantent la littérature persane préislamique ont retrouvé leur place dans le travail des artistes. Latif Eshraq les présente dans l’exposition sous la forme d’ectoplasmes «?qui nous entourent, portent nos habits, habitent nos rues, prient dans nos mosquées?» et «?pourraient être chacun d’entre nous?». Dans cette ville hantée par la peur qu’est Kaboul, l’existence des div et autres présences maléfiques semble plausible. Car, qui sait si ceux qui, brutalement, à la porte d’une école ou dans un hôpital, déclenchent leurs ceintures d’explosifs ne sont pas des démons ou des ogres déguisés en êtres humains.

En regardant ensuite la cérémonie des Césars, l’équivalent français des Oscars d’Hollywood, je ne me suis même pas demandé qui parmi les acteurs et réalisateurs connaissait l’existence de cette étonnante exposition ni même la réelle situation des Afghanes, mais si les mots et les actes avaient le même sens à Kaboul et Paris. L’art contemporain afghan est violent, légitimement, mais pas plaintif. À travers le particulier des situations, il atteint l’universel. La cérémonie des Oscar n’était que geignarde et parisianiste. Et quel ennui?! Elle s’en est prise durement à Roman Polanski en raison des trois récompenses qu’il a obtenues pour son film J’accuse, sans même imaginer que l’œuvre n’appartient pas qu’à son auteur, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un film. Que l’œuvre dépasse toujours son créateur.

En dénonçant les agissements du cinéaste franco-polonais envers les femmes, l’actrice Adel Haenel, qui a quitté la salle pendant la cérémonie en s’écriant «?la honte?», n’a pas seulement kidnappé la soirée. Elle a réduit un grand film au seul crime, aussi abominable que soit le viol d’une fillette de 13 ans, d’un homme. Elle est passée de l’universel au particulier. Depuis les États-Unis, la magnifique actrice Cate Blanchett a salué la Française pour avoir claqué la porte, la qualifiant d’«?héroïne?». Les mots ont vraiment perdu leur valeur. Le beau mot d’«?héroïne?», je le réserverai pour les artistes afghanes dont l’art se fait sous le feu de la guerre.
 
 
D.R.
« Nés sous le régime des talibans, ils ont grandi sans avoir vu d’images, coupés du reste du monde. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166