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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Jabbour DOUAIHY
2009 - 02
Tentons d’abord une traduction du titre insolite Lann par Plus jamais de ce premier recueil du poète libanais Ounsi el-Hajj paru en 1960 (éditions de la revue Chi’ir et en 1994 chez Dar el-Jadid avec les œuvres complètes du poète) et qui commence par l’appréhension « J’ai peur » et se termine par la confirmation « La liberté » pour s’ériger effectivement, au regard des critiques, en acte spectaculaire de rupture, sinon en art poétique de ce qu’il fut convenu d’appeler « le poème en prose » dans la littérature libanaise et arabe. À 22 ans, el-Hajj, qui faisait ses débuts dans le journalisme, commet d’abord une préface d’une bonne dizaine de pages qui fera date dans l’écriture poétique arabe et dont la revue Chi’ir sera l’illustration, sous la houlette de Youssef el-Khal. L’auteur de Qu’as-tu fait de l’or, qu’as-tu fais de la rose ? (« Masa fa’alta bil zahab maza sana’ta bil warda ? ») revendique son affiliation aux poètes maudits, de Rimbaud à Artaud, et ne cache pas ce que lui inspire au niveau théorique Suzanne Bernard dans son ouvrage de référence Le poème en prose de Baudelaire à nos jours. Rupture avec la tradition prosodique arabe vécue comme refuge passéiste par le poète et son lecteur à la fois et appel à la transgression de tous les tabous en trois phases, la rébellion, l’agressivité et le désespoir. C’est qu’effectivement cette libération délirante n’est qu’un substitut à la folie. Pourtant, le jeune pionnier de la révolution poétique arabe, et du fond du chaos qu’il désire, ne peut qu’énoncer quelques principes qui devraient inspirer et, à la rigueur, régenter le travail inédit sur la prose arabe : la concision, d’abord, pour que le texte soit perçu comme un tout organique et dont la portée devrait se décliner instantanément, comme un tableau de maître ; l’incandescence, ensuite, et enfin la gratuité exprimant un monde où il ne faut rien attendre « en retour ». Enfin, et pour renouer avec la dialectique du temple et de la pioche, le poème en prose tant voulu ne trouverait sa perfection que dans le paradoxe fertile alliant la poussée destructrice à une force d’organisation architecturale. La colère sacrée conjuguée au sabotage vivifiant. Sommes-nous là face à une manière de nouvelle renaissance qui oppose la « poésie malade » à la « poésie saine » d’un Saïd Akl, par exemple, ou à une dynamique qui récuse tout conformisme à tous les niveaux de la vie vécue ? On est tenté de dire que l’aventure sur les traces de l’« illuminé » de Charleville s’est probablement arrêtée à une manière de réécrire le monde. Le Harrar rimbaldien n’a pas été la destination de tous les fugueurs de la poésie : Mallarmé ne fut que professeur d’anglais et Ounsi el-Hajj rédacteur en chef d’un quotidien politique libanais, an-Nahar.

Dans la démonstration qu’il fait de la poésie comme acte salvateur, el-Hajj exprime le désarroi des mots et du monde dans une trentaine de textes plutôt brefs auxquels il donne des titres (« La maison profonde », « Cantique éparpillé » ou « Pas de vallon dans la mer »…) qui prolongent la rupture du sens au lieu de la circonscrire. Une écriture antilittéraire ignorant délibérément les connotations traditionnelles du lexique (refusant la « rose du dictionnaire » comme disait Mahmoud Darwich, l’autre poète bien moins radical), une tension dynamique entre l’abstrait et le concret, des phrases courtes, accumulées, nominales puisant à toutes les intonations (« Insoumission, Adam ! Ô Mort ! Renaissance ! Ô Lutte ! Rien ! »), mêlant la narration ou le dialogue aux images sans support référentiel, des verbes « physiques » (« je hurle, je crache… ») souvent au présent de l’ici et maintenant… Les thèmes ou les « climats » égrenés sur ce mode s’articulent dans un camaïeu allant de l’abîme à la vengeance en passant par l’angoisse, l’obscurité, l’exil, la mort ou le mal.

Ounsi el-Hajj qui avait, selon les termes de Nadia Tuéni, « la malédiction à la bouche et l’amour dans les yeux », aura avec Lann défendu et illustré le poème en prose comme forme créatrice rebelle qui ne cesse jusqu’à aujourd’hui de hanter l’imaginaire de plus d’une génération de poètes. C’est que l’ombre d’Ounsi plane toujours, cinquante ans plus tard, sur ce qui se fait de mieux dans « l’antipoésie » arabe.

 
 
© An-Nahar
L’ombre d’Ounsi plane toujours, cinquante ans plus tard, sur ce qui se fait de mieux dans « l’antipoésie » arabe.
 
2020-04 / NUMÉRO 166