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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Charif MAJDALANI
2009 - 01
Que l’on puisse relire les éditoriaux de Georges Naccache (publiés en 2001 par L'Orient-Le Jour et Dar an-Nahar) en éprouvant toujours le même inépuisable plaisir et la même joie, la même satisfaction intellectuelle et esthétique, cela sans doute tient à deux facteurs essentiels. Le premier, et le plus entendu, est que les événements commentés, analysés ou prophétisés par Naccache entre 1924 et 1972 n’ont cessé, d’une façon ou d’une autre, de se reproduire et que, étrangement, sous la plume du journaliste de naguère et par sa singulière médiation, le présent prend davantage sens et les affaires d’aujourd’hui, nos drames et nos aveuglement n’en semblent que plus désespérément absurdes. Le deuxième facteur tient évidemment au talent d’écrivain de Georges Naccache, à la langue française qu’il manie avec une dextérité et une finesse toute classique, à son sens exacerbé de la formule et de l’humour, un humour ravageur et irrésistible, bref, à sa manière de transformer l’éditorial ou le texte journalistique en un art à part entière.

Issu d’une famille d’émigrés libanais d’Égypte rentrée au Liban dans la deuxième décennie du vingtième siècle, Georges Naccache fait partie de ces hommes pour qui le terreau linguistique francophone aura été l’Égypte, à l’instar des plus grands écrivains de cette époque, Georges Schéhadé, Charles Corm ou Michel Chiha. En 1924, il fonde L’Orient, quotidien essentiel dans l’histoire politique et intellectuelle du Liban et qui, avec Le Jour de Michel Chiha, mais sur l’autre bord de l’échiquier, aura joué un rôle capital aussi bien dans la définition de l’entité libanaise et l’illustration de sa singularité que dans l’analyse de ses difficultés à perdurer sans heurts et sans violences. Mais à la différence de Michel Chiha, qui fut aussi essayiste et poète, c’est essentiellement dans ses éditoriaux et ses articles que Naccache aura mis tout son talent. Qu’ils tournent autour de la politique intérieure, celle du mandat ou celle de l’indépendance, qu’ils soient dirigés contre la classe politique et le pouvoir du temps de Béchara el-Khoury ou de Camille Chamoun, qu’ils portent sur les relations franco-libanaises, syro-libanaises, sur le problème palestinien ou sur l’Égypte de Nasser, tous ces textes en principe datés et éphémères par nature sont pour nous encore aujourd’hui, grâce au recul vertigineux dont Naccache faisait preuve face aux événements de son temps, un outil incomparable pour comprendre et repenser le Liban et son entourage et une sorte de brillant traité historique où puiser une meilleure compréhension de notre destin.

De tout cela, certes, l’emblème est bien sûr la célèbre phrase de clôture de l’un des ses plus grands articles («?Deux négations ne font pas une nation?»), qui valut à Naccache trois mois de prison. Écrite le 10 mars 1949, en conclusion d’un texte pénétrant sur les impasses dans lesquelles le système libanais s’installait en toute conscience, cette phrase n’a cessé d’être d’une violente actualité, elle le fut en 1958, en 1969, durant la guerre civile, et elle l’est encore plus que jamais actuellement. Mais elle n’est pas la seule. Tout ce que Naccache aura écrit sur l’indécision entre la logique de l’État et la logique tribale ou clanique dans l’exercice du pouvoir, son analyse de la généalogie du panarabisme ultramontain de l’islam libanais (dont la version dernière est incarnée par le Hezbollah) et avec lequel le libanisme intégral des chrétiens doit négocier afin tirer les meilleurs avantages pour le salut du Liban, sa conviction martelée que, contre les rêves ridicules et absurdes d’union syro-libanaise, c’est un jour le système libéral libanais qui sauvera la Syrie des désastres du dirigisme socialiste, tout résonne encore dans les pages de Naccache comme si elles étaient écrites pour nous aujourd’hui, et leur relecture peut avoir quelque chose de salutaire et bienfaisant.

Mais ce n’est pas tout, et le bonheur de lecture de ces textes vient de ce qu’ils sont de diverses autres natures?: rêverie (sur la mort, par exemple, d’un prisonnier de droit commun malade et oublié – 1er juillet 1931), projections imaginaires (comme cette focalisation interne sur les pensées de Nasser au moment où l’avion de ce dernier s’apprête à se poser sur l’aéroport de Moscou, préludant à une visite officielle capitale pour le monde entier – 29 avril 1958), description des choses du monde (comme cette série de chroniques de la vie de la prison des Sables où le journaliste est enfermé en 1949 – mars 1949). Ils peuvent prendre la tournure d’un véritable traité historique (comme cette série d’articles sur le Liban de 1950, pays livré soudain à lui-même après le mythe de l’ottomanité fédératrice et l’interrègne du mandat – mai 1950) et surtout celle d’un constant éloge de ce pays, construction fragile, réalité presque miraculeuse à quoi il ne faut cesser d’être attentif et dont nos hommes politiques usent pourtant sans nuance et sans délicatesse. Véritable leçon d’écriture par leur incroyable mise en scène langagière (voir la rage jubilatoire contre Chamoun ambassadeur – 9 avril 1945, ou président – 3 mai 1958) ou de situation (voir la description d’un Conseil des ministres dans l’hilarante chronique du 2 avril 1958), ou par leur beauté poétique (voir le travail proustien autour du mot «?neutre?» et ce qu’il déclenche dans l’imaginaire – 3 novembre 1951), les écrits de Naccache sont de véritables petits morceaux d’anthologie où toutes les techniques de la narration romanesque, de la rêverie poétique, de la satyre, de l’essai historique ou du reportage se côtoient, ce qui en fait une part fondamentale non seulement de l’histoire de la presse libanaise, mais aussi du patrimoine littéraire et intellectuel du pays.

 
 
D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166