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Si le Liban parlait (Loubnan in haka) de Saïd Akl


Par Jabbour DOUAIHY
2008 - 08
Dans l’entreprise historico-littéraire (et très probablement politique) commencée avec Youssef As-Saouda ou Charles Corm et les autres poètes de la si bien nommée Revue Phénicienne du début du XXe siècle, entreprise qui ne provoque plus l’ire des arabisants depuis la débâcle progressive du « maronitisme politique », Si le Liban parlait… (1960), Loubnan in haka, de Saïd Akl, fait office de guide bleu. Sans itinéraire précis, puisque le poète zahliote, vingt-trois ans après le drame théâtral de Qadmus, premier maître phénicien de l’histoire, invite son lecteur à faire du « tourisme » culturel au Liban, mais au gré de la pensée : « Nous voici sur les routes… libres donc de nous mouvoir à notre guise », annonce-t-il dans la courte préface. Peut-on forger une mythologie fondatrice avec des bribes d’histoire ancienne ? Saïd Akl ne craint pas de jouer les Homère (le célèbre aveugle grec aurait même fait, selon notre auteur, le périple vers son Liban natal, pour y retrouver ceux qui y parlent « la langue des dieux » !) en un temps où la mythologie dite moderne s’est débarrassée précisément des dieux et des héros. Fouette donc, cocher, pour une traversée du temps d’abord. Temps ancien, bien sûr, celui des villes-royaumes héroïques à plus d’un titre de la côte méditerranéenne de la Phénicie surtout, mais aussi quelques « incursions » après l’ère chrétienne (Saïd Akl ne pouvait pas rater la visite et le miracle du Fils de Dieu dans le village libanais de Cana), avec l’École de droit de Beyrouth, ville à laquelle il attribue une tradition de justice qui remonte bien plus loin encore, ou l’arrivée d’Alexandre Sévère du Akkar libanais à la tête de l’empire romain. Les épisodes les plus « récents » ne dépassent pas la reddition héroïque de l’émir Fakhreddine devant l’armée ottomane, une leçon d’amour et de justice à l’ombre des colonnes de Baalbeck par le jeune imam Abdul Rahman al-Ouzaï ou la tradition éducative libanaise qui se poursuit même sous le règne de l’émir Béchir II Chéhab entouré d’une pléiade d’intellectuels, dans la première moitié du XIXe siècle… C’est aussi un voyage dans l’espace exigu mais combien fertile du Liban ainsi nommé dans ses frontières de 1920, même lorsque l’appellation d’abord biblique désignait seulement la montagne des Cèdres au nord du pays. Qu’importe, la promenade peut aller en altitude, commencer, par « l’éclosion » mytho-géologique du Mont-Liban sorti des mers vers les hauteurs, puis Sidon, ville natale de Pythagore, passer par la ville intérieure de Zahlé, « vallée des tigres » et son mythe fondateur, pour culminer à Qornet as-Saouda, à 3 083 mètres d’altitude, où s’est réfugié un jeune héros de Tripoli encerclée par l’armée omeyyade, à la poursuite du châle vert de sa bien-aimée… Tyr et Byblos en bonne place, mais aussi l’amour et l’immortalité de l’âme dans la légende de la Tour de l’oiseau bleu à Fidar, et plus haut, la légende d’Aphrodite dans le lac de Yammouni ou, plus loin, le sacrifice d’Élissa pour la sauvegarde de sa ville Carthage, et, aux confins, la conquête des Amériques par les Phéniciens. Bien sûr, l’auteur ne prétend jamais à l’exactitude historique, invente probablement de toutes pièces héros et faits d’armes, sacrifices et inventions. Quoi de plus insolite que ce chapitre sur « Celle que chanta Shakespeare » où notre poète en arrive même à « corriger » la tragédie de Périclès prince de Tyr, prétendant que l’histoire de la belle Marina d’Antioche et du jeune prince « de chez nous » a été dictée à l’auteur de Hamlet par un habitant de Stratford-on-Avon, ancien marin d’origine… libanaise ? Ces morceaux choisis (« De gros volumes d’histoire attendent toujours leur auteur …», promet Akl) célèbrent les vertus et les exploits de ceux qu’il faudrait regarder comme les prestigieux ancêtres de ces « quatre millions de Libanais qui côtoient à tout moment des beautés inégalées dont ils n’apprécient pas la valeur… ». Affaire d’élite donc, cette tentative de ressourcer le Grand Liban dans la Petite Phénicie ? Si la rigueur historique manque à l’entreprise de Saïd Akl et sa défense et illustration d’un libanisme antique est d’une exemplarité de fabuliste, Loubnan in haka, plusieurs fois réédité depuis sa parution, est l’œuvre d’un grand écrivain de la langue arabe. Une syntaxe imprévisible, une prose poétique enrichie à tous les tours de phrases d’un vocabulaire inventif et ouvert aux connotations colorées. Saïd Akl, l’admirable jongleur des mots, semble bien s’inspirer du précepte de Costa fils de Luc dans sa conversation sur son lit de mort à Erevan en 912 avec le roi Sanharib : « Le moins du dire pour le plus de sens », ou encore : « Votre parole, faites-en de la lumière. » À défaut d’un ouvrage d’histoire fondatrice, Loubnan in haka est un chef-d’œuvre de style et d’imagination débordante.

 
 
D.R.
 
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