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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Hommage
Fouad Boutros, un patriote lucide et rigoureux


Par Farès Sassine
2016 - 02
La disparition de Fouad Boutros, presque centenaire (1917-2016) le 4 janvier a montré, à travers les hommages brillants et les regrets sincères et unanimes, l’ample place qu’il a occupée dans la vie politique libanaise au long de plus de cinq décennies, tantôt sur le devant de la scène, tantôt par son opinion pointue, alertée et alarmante, parfois dans l’exercice du pouvoir, souvent dans des traversées du désert et des missions médiatrices. L’homme ne fut jamais un nostalgique ; ses combats furent constamment durs, et il a toujours affirmé que les générations se renouvellent et qu’aucune ne détient le monopole des vertus ou des manques. Mais au milieu de crises renouvelées et d’une classe dirigeante libanaise en faillite continuelle, le sentiment d’une hauteur de vue et d’action en voie d’effacement se fait sentir.

Passé par la magistrature (1942-1947) puis à la tête d’une étude d’avocat renommée, Boutros, remarqué précédemment par Fouad Chéhab pour son légalisme courageux, devient ministre de l’Éducation nationale et du Plan en 1959 sous le mandat présidentiel de ce dernier (1958-1964). Comme il n’appartient pas à la classe politique dont le nouveau maître se méfie, son intégrité, sa fermeté et son intelligence le mettent au premier rang de la nouvelle équipe, celle qui cherche à affermir l’État au dessus des notabilités et souvent contre elles, à asseoir l’administration sur des bases modernes et rationnelles, à donner au pacte national une dimension sociale qui vise à intégrer toutes les classes, communautés et régions ; tout cela dans le cadre d’une politique étrangère qui tente de ménager sa neutralité entre le nassérisme et l’Occident tout en sauvegardant les principes de l’unité et de la souveraineté du pays. Élu représentant de Beyrouth et animateur du Front parlementaire indépendant qui regroupe dix à douze députés entre 1961-1968, il est ministre de la Justice de 1961 à 1964, époque difficile puisqu’elle accompagne les suites d’un putsch raté, les arrestations et les procès ; toutes les réformes ayant un aspect juridique, il est associé à la plupart des réunions et ses avis écoutés et appréciés le rapprochent beaucoup du Prince. Celui-ci, en affinité avec lui et admiratif de sa rectitude, lui demanda plaisamment la veille même de son décès de cesser de « tenir l’échelle en largeur et de la porter en longueur » pour mieux traverser les aléas de l’existence. 

Fouad Boutros est de ceux qui ont appuyé Charles Hélou, « esprit subtil aux facettes multiples, tempérament à la fois souple et résilient » pour la présidence de ce qu’il appelle dans ses Mémoires « le second mandat chéhabiste ». Il y est ministre et assiste à la montée du Hilf tripartite maronite où il voit quelques uns des germes de la guerre qui se déclare au Liban en 1975, suite à la défaite arabe de 1967 et à l’accord du Caire passé avec les organisations armées palestiniennes (novembre 1969). De cette période riche, retenons un combat et un texte. La mission à l’ONU pour faire condamner Israël suite à son attaque contre l’aéroport de Beyrouth (résolution 262, 31/12/1968) ; son sens du plaidoyer et sa formation juridique donnent un avant goût de ses capacités de diplomate. La « proclamation » courte et concise qu’il rédige pour le renoncement de Chéhab à la candidature présidentielle en 1970, un des documents les plus pointus et les plus sévères sur l’arène politique libanaise, notables et peuple confondus, conjoint avec un programme d’une haute teneur. Conclusion : « Le pays n’est pas encore prêt à admettre ces solutions de fond que je ne saurais d’ailleurs envisager que dans le respect de la légalité et des libertés fondamentales… » 
Le rôle politique de Fouad Boutros durant le mandat présidentiel de son ami et collègue chéhabiste Élias Sarkis (1976-1982) est si capital qu’il est difficile de séparer leurs positions. Il est inconcevable sans la confiance absolue du président en son ministre, confiance en sa fidélité comme en son « intuition », communauté de vues « dans une politique ouverte, raisonnable et intelligente pour le Liban en tant qu’unité ». La « réserve » de Sarkis, sa « quasi timidité » devant la presse trouve dans la propension de Boutros à prendre des initiatives et à les argumenter un complément indispensable.

De Gaulle a défini les trois leviers de la politique étrangère : « La diplomatie qui l'exprime, l'armée qui la soutient, la police qui la couvre. » D’emblée, Boutros se voit chargé des ministères des Affaires étrangères et de la Défense nationale. Mais dans un contexte toujours plus difficile où les parties, peut être devons-nous dire les belligérants, internes et extérieures, amies et ennemies, cherchent à accaparer l’État libanais, à l’abolir ou le neutraliser, avec les moyens armés propices à le bafouer sur le terrain. Le renversement d’alliances dû à la visite de Sadate à Jérusalem (novembre 1977), deux invasions israéliennes (1978, 1982), maint événement intérieur couvrent la scène de malheurs et de sang. Sans conseillers, avec des aides et des amis, Fouad Boutros déploie, au milieu des critiques et des menaces (deux attentats finissent par lui faire abandonner le ministère de la Défense en janvier 1978) un aplomb, une énergie, une imagination, une perspicacité inépuisables pour garder entiers les droits d’un État souverain, un État au dessus des parties composantes, mais veillant à leurs intérêts propres comme à leur unité et à l’intérêt commun. Ses initiatives, rapides et lucides, cherchent à discerner un point d’équilibre et une position médiane qui ne peuvent satisfaire tous les adversaires.

Un des aboutissements de cette politique est la résolution 425 du conseil de sécurité de l’ONU (19/3/1978) qui associe le retrait d’Israël au déploiement de l’armée et de la FINUL à la frontière. Elle sert encore de pilier à la politique étrangère et doit le jour à une collaboration. Boutros écrit : « Certains se sont interrogés, à l’époque, sur le secret de la coordination réussie entre le ministère des Affaires étrangères, avec Fouad Boutros à sa tête, et la délégation à l’ONU, avec Ghassan Tuéni à sa tête, alors que ne s’étaient pas encore dissipées les marques de l’adversité politique née entre eux dans les années soixante. La nature des dangers cernant le pays et le poids de la mission qui nous incombait nous ont naturellement poussés à nous élever au-dessus de toute autre considération, ce qui nous a permis, à travers dépêches et contacts permanents, à nous accoutumer l’un à l’autre dans nos humeurs et pensées et à nous rapprocher dans un parcours qui n’excluait pas parfois les embûches, vu la différence des tempéraments, mais que nous avons facilement surmontées prenant conscience, grâce à l’expérience, de la complémentarité comme forme de l’harmonie. »

Après 1982, il ne cesse de s’intéresser à la chose publique éclairant de ses avis critiques les gouvernants comme les opposants, toujours ferme sur les principes du Bien commun et avec ce don d’analyser les situations et d’alarmer sur les périls inhérents et rampants. Commandeur solitaire, influent sur l’opinion publique, dédaigneux des postes et de l’intérêt personnel, ce qu’on appela son pessimisme n’était que la mauvaise conscience qu’il incorpora chez les divers détenteurs du pouvoir. Ses articles de la période 1992-2005 font preuve de ce « courage de la vérité » indispensable à toute démocratie. Fouad Boutros ne renonce pas toutefois à l’action ; il soutient ses candidats à la magistrature suprême lors des échéances. Sa stature reconnue en fait un recours inévitable toutes les fois qu’un consensus ou une loi sont à l’ordre du jour. Il répond à l’appel mais certaines de ses contributions prêtent le flanc à la critique. Jusqu’au bout, pas très robuste sur ses jambes, il refuse la fatalité et le désespoir.

Un chéhabiste ? Un homme politique intègre et lucide ? Un grand diplomate ? Un commis de l’État ? Un homme d’État ? Un Beyrouthin grec orthodoxe urbain et rassembleur ? Un analyste politique à l’expression élégante en arabe et en français ? Fouad Boutros fut, au-delà, un homme d’envergure répondant immanquablement à l’appel de la République et du Liban.





 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Mémoires de Fouad Boutros, L’Orient-Le jour/Les Messageries du Levant, 2010 (pour l’édition française) et Dar an-Nahar, 2009 (pour l’édition arabe).
Écrits politiques de Fouad Boutros, Dar an-Nahar, 1997.
 
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