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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Hommage
Samir Frangié : un élixir de vie


Par Marwan Hamadé
2017 - 11
La Révolution tranquille, inlassablement prêchée, façonnée et enfin léguée au Liban par Samir Frangié, n'a pas été l'œuvre d'un homme tranquille. Elle est celle d'un jeune Libanais, aux débuts tumultueux, au parcours atypique, semé d'embûches et de contraintes, où la lutte pour la vie des autres a souvent été contrariée par un combat encore plus courageux pour la survie personnelle.

D'emblée les idées brisent le carcan familial, la parole et le verbe refusent le carriérisme politique, et les valeurs finissent toujours par endiguer les débordements de jeunesse et par réguler dans la raison un flot génial d'initiatives : le sens de l'amitié, l'esprit d'ouverture, le rejet de la violence, déclenchent la recherche permanente par la médiation d'une formule libanaise viable et apaisée.

Cette quête de soi à travers les autres, ponctue puis couronne son cheminement vers la paix.

Samir Frangié n'avait rien d'un homme tranquille ni surtout d'un homme qui aurait laissé les autres tranquilles. Pour l'avoir connu bien avant sa rédaction des textes que nous publions, je peux tracer la courbe ascendante d'un puriste libanais, démocratique arabe et humaniste.

Toute transgression à la réflexion profonde pouvait susciter chez lui des réactions vives et parfois acerbes : zéro tolérance pour l'aventurisme militaire ou sécuritaire ; zéro tolérance pour les atteintes aux libertés qu'elles soient de pensée, de culte ou d'action. Le fils de Zghorta, le témoin de Miziara, le blessé à vif de la guerre civile, le champion des assises du Bristol et du 14 Mars, l'insoumis permanent à toute hégémonie, ramenait toujours le débat à l'essentiel : comment sauver ce pays, en pleine descente aux enfers, pour en refaire un exemple de tolérance et de convivialité. De Mai 68 et les barricades parisiennes, aux éruptions estudiantines et ouvrières du Beyrouth des années 70, Samir Frangié entreprend un long travail sur lui-même avant de mûrir avec des évêques et des imams, des leaders progressistes et même fascistes, une notion de consensus national que nous avions jugée au début illusoire. Certes tant d'atrocités, tant de cadavres, tant de haine, tant d'ingérences justifiaient au Liban plus qu'un sursaut, une véritable révolution touchant les esprits et modifiant les comportements. Voilà pourquoi et comment Samir s'est dédié à cette œuvre : une fourmi de la pensée, alors que nous, cigales de la politique, abondions dans la rhétorique vocale et la réaction intempestive.

Où a-t-il donc trouvé cette inspiration que nous jugions tantôt prématurée et parfois défaitiste, alors qu'à aucun moment il n'a transigé sur le fond ? D'aucuns ont cité René Girard, d'autres ont avancé le nom de Michel Chiha revu et repensé avec une touche de Mohsen Ibrahim. Une chose est certaine, plusieurs écoles ont fusionné chez Samir : le rigorisme de gauche au départ, le cheminement libéral à mi-parcours, les influences spirituelles d'un néo-christianisme et d'un chiisme libéré à l'arrivée. Entre le couvent de Kornet Chehwane et la Husseiniyé de Tayyouneh, du patriarche Sfeir à l'imam Chamseddine, en passant par le pragmatisme de Rafic Hariri, Samir Frangié a trouvé pour ses articles, ses discours et ses prises de position, des sources intarissables d'idées nouvelles toujours plus audacieuses et innovantes. Il dépassera ainsi, sur la ligne d'arrivée, la rigidité du Mouvement national, le confort de la fondation Hariri et le siège parlementaire assuré au Nord. On le trouve donc à l'avant-garde de la révolution du Cèdre qu'il incarnera et dont il défendra les restes jusqu'à son dernier souffle. Cette révolution qu'il a voulue tranquille vers la fin, nous pourrions la considérer, aujourd'hui, comme avortée, si elle ne se perpétuait à travers l'héritage que nous a laissé Samir.

À ce compagnon de lutte comme des jeux de société, ce camarade de tous les temps et de tous les débats, ce collègue de L'Orient-Le Jour, à cet ami qui nous laisse orphelins, j'adresserais un dernier hommage : on m'a demandé récemment de revoir le curriculum scolaire et les programmes d'histoire, de philosophie, d'éducation civique, de sciences et de maths, intouchés depuis 1997. Ma réaction sur le vif aux questions les plus critiques – l'histoire en particulier – me ramène invariablement à Samir Frangié. Dans un pays où le livre d'histoire est occulté pour cause de division, il nous prescrit une ordonnance faite d'amour, de raison, de tolérance et de rigueur.

Après tant d'autres qui ont écrit l'histoire du Liban en lettres de sang, Samir a tout simplement découvert pour son pays l'élixir de vie.
 
 
BIBLIOGRAPHIE

La Révolution tranquille de Samir Frangié, textes choisis par Michel Hajji Georgiou, L’Orient des Livres, 2017, 348 p. 

Samir Frangié au Salon : 
Hommage à Samir Frangié le 4 novembre à 16h30 (Agora) avec Bruno Foucher, Jean-Pierre Perrin, Marwan Hamade, Tarek Mitri, Antoine Courban (mod.)/ Table ronde autour de La Révolution tranquille à 18h (Agora) avec Farès Souhaid, Gilbert Achcar, Ziad Majed, Chaouki Azouri, Michel Hajji-Georgiou (mod.)
 
 
D.R.
Cette quête de soi à travers les autres, ponctue puis couronne son cheminement vers la paix.
 
2020-04 / NUMÉRO 166