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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Heureux qui, comme Beethoven…


Par Percy Kemp
2013 - 01
Chers voisins,

Je vous écris, entendant m’insurger contre le changement intempestif récemment intervenu dans le scénario de la pièce qui se joue dans notre immeuble, devenu théâtre permanent, et plus particulièrement contre les modifications que vous avez apportées à l’acte IV.

L’usage voulait en effet que cet acte-là, connu sous le nom d’Acte nocturne, se déroulât tel que suit :
Scène 1. La petite fille de deux ans se réveille immanquablement à une heure trente du matin (heure d’hiver comme heure d’été) et, se voyant esseulée, se met tout naturellement à pleurer.
Scène 2. La chambre des parents se trouvant à l’autre bout de l’appartement – sage précaution ! –, ses cris réveillent d’abord le voisin (en l’occurrence votre humble serviteur), dont la chambre à coucher se trouve être malencontreusement située juste en dessous de celle de la petite.
Scène 3. Après le voisin, c’est au tour du frère de la fillette, âgé de quatre ans et qui dormait dans la pièce à côté, de se réveiller. Il se joint alors à sa sœur, mêlant ses pleurs et ses cris aux siens.
Scène 4. Le voisin du dessous, lui, espère toujours que les parents viendront vite réconforter leurs enfants. Mais eux, auxquels les cris n’arrivent que confusément (et pour cause !), se disent du fond de leur lit douillet que leurs petits finiront bien par se calmer. Ils restent donc sous leur couette, et se donnent bonne conscience en se disant qu’en ne leur passant pas leurs caprices, ils font l’éducation de leurs enfants.
Scène 5. Incapable de retrouver le sommeil, le voisin du dessous s’extirpe de son lit et s’en va jusqu’à l’autre bout de l’appartement, relayer auprès des parents les doléances des enfants. Laissant toute dignité de côté, il entreprend alors de faire, au beau milieu de l’acte IV, ce qu’au théâtre, on fait d’ordinaire avant le lever du rideau : il sonne les trois coups. Avec les moyens du bord, bien sûr, à savoir, à coups de balai contre le plafond. 
Scène 6. Une fois les trois, six, neuf, que dis-je, une fois les douze coups sonnés, les parents consentent enfin à se joindre à ce vaudeville. Rassurés par l’arrivée de papa, ou alors de maman, les petits se rendorment enfin, permettant ainsi aux autres protagonistes de la pièce de retrouver tous leur lit. 
Scène 7. La pièce étant particulièrement prévisible et ennuyeuse, tout le monde finit – fort heureusement –, par s’endormir.

Ainsi se déroulait l’acte IV de cette bien mauvaise pièce dont vous êtes les auteurs, metteurs en scène et acteurs, et moi le spectateur otage (ou peut-être devrais-je dire l’auditeur otage, car c’est à une pièce radiophonique que j’ai droit).

Or, du fait des changements unilatéraux apportés récemment à un scénario bien huilé, dans l’acte IV la petite n’entre plus en scène ponctuellement à une heure trente du matin. Il lui arrive désormais de se réveiller à toute heure de la nuit, me contraignant ainsi à rester éveillé, attendant qu’elle fasse sa crise de nerfs avant de dormir.

Voyez-vous, l’un de mes amis, qui vivait dans une chambre de bonne du temps où il était étudiant, avait pour voisin un noceur qui faisait la fête en ville tous les soirs, ne rentrant jamais chez lui avant trois heures du matin. Éméché, il se jetait alors sur son lit, retirait ses chaussures, et les lançait l’une après l’autre violemment contre la cloison séparant sa chambre de celle de mon ami, ce qui réveillait immanquablement ce dernier. Un jour, le croisant dans les escaliers, mon ami lui dit : « Vous êtes libre de vivre votre vie comme vous l’entendez. Vous m’obligeriez cependant en évitant à l’avenir de me réveiller chaque nuit en lançant vos chaussures contre le mur. » Encore à jeun à cette heure, son voisin s’excusa du dérangement qu’il lui causait et lui promit de ne plus jamais faire cela.

Cette nuit, rentrant chez lui comme à son habitude aux aurores, il se jeta, comme à son habitude, sur son lit, ôta une première chaussure et la lança comme à son habitude violemment contre le mur avant de se rappeler la promesse faite le jour même à mon ami. Ôtant alors délicatement sa seconde chaussure, il la posa tout aussi délicatement par terre et s’endormit aussitôt du sommeil du juste. Quinze minutes plus tard, il était néanmoins tiré sans ménagement de son sommeil par mon ami qui tambourinait sur la cloison en hurlant : « Eh bien, elle vient, cette deuxième chaussure ? »

Or voilà que je me retrouve aujourd’hui dans la même situation que jadis mon ami : à présent que les acteurs improvisent à leur guise, s’éloignant du script sans crier gare, je ne sais plus à quel saint me vouer ni à quelle heure je pourrai enfin dormir. Je reconnais volontiers que la nouvelle dramaturgie de l’acte IV ajoute considérablement au suspense et rend la pièce plus intéressante (preuve en est que je ne m’endors plus en y assistant !). Mais vous concéderez, je l’espère, qu’elle met les nerfs à vif, et qu’en le privant de sommeil, elle épuise l’organisme. Il y a une limite au suspense qu’un homme peut endurer.

Qui plus est, votre nouveau scénario a eu pour autre conséquence fâcheuse de dérégler mon horloge biologique. En effet, à force d’assister, jour après et jour et nuit après nuit, à une pièce de théâtre aussi bien réglée qu’un mécanisme d’horlogerie, j’avais fini par mettre au rancart montre, réveil, pendule et même calendrier, vivant ma vie à l’heure des acteurs de cette pièce qui se répétait à l’infini. En ces temps somme toute heureux où tout était si merveilleusement rythmé, aussitôt que la petite se mettait à pleurer, je savais intuitivement qu’il devait être une heure trente. Quand, à l’aube, le ciel me tombait brutalement sur la tête, je savais tout aussi intuitivement qu’il devait être six heures du matin, heure du réveil des enfants rois. Quand, au beau milieu de la journée, j’entendais un sourd grondement suivi de fortes secousses telluriques, j’en déduisais naturellement que ce jour-là devait être jour de congé et que ces chers petits se défoulaient et se dépensaient à la maison plutôt que dans la cour de récréation. Quand, aux cris des enfants se mêlaient ceux, exaspérés, des parents, j’en concluais automatiquement que ce devait être le week-end. Quand je n’entendais rien, absolument rien, je me disais que ce devait être jour de relâche au théâtre. Et quand, par bonheur, le silence se prolongeait, j’en concluais que ce devait être les vacances scolaires, et la période de la transhumance des familles citadines vers les alpages (dix à quinze jours d’heureux silence !) ou mieux, vers la mer (plusieurs semaines de silence !).

Pour tout dire, j’en étais arrivé à régler ma vie en fonction des différents bruits qui me parvenaient de chez vous : ceux du jour et ceux de la nuit, ceux du matin et ceux de l’après-midi, bruits qui rythmaient mes journées, mes semaines, mes mois, mes saisons et mes années aussi sûrement que le font, ailleurs, le son des cloches, le chant du muezzin, les crues fluviales et les grandes marées.

Or vos improvisations, et les modifications que vous avez jugé bon d’apporter au scénario, sont telles qu’aujourd’hui je me retrouve totalement déboussolé, ne sachant plus quel jour de la semaine on est, ni à quelle heure de la nuit ou de la journée. Si vous insistez donc pour varier ainsi le scénario, je souhaiterais introduire à mon tour certains changements à la pièce.

 En l’occurrence, je préconise l’abandon pur et simple de la mise en scène actuelle, bien trop classique à mon goût, au profit d’une autre, plus novatrice et qui ne serait plus régie par le sacro-saint principe de l’unité de lieu, de temps et d’action.

Afin de briser le carcan coercitif de l’unité de lieu, je propose que l’Acte nocturne, qui commence dans la chambre de la petite, se poursuive désormais très rapidement dans celle des parents, à l’autre bout de l’appartement. Tout comme je propose que la pièce ne se joue plus exclusivement dans notre immeuble, mais qu’elle se produise aussi dans les squares publics, les parcs, les jardins et les aires de jeu, lieux qui sont à mon sens plus appropriés à certaines formes d’expression artistique enfantine.

Afin de dépasser le principe inhibitoire de l’unité de temps, je propose aussi que les acteurs puissent évoluer et s’exprimer librement entre sept heures du matin et onze heures du soir, quitte à faire obligatoirement relâche hors de cette plage horaire.

Enfin, afin de se libérer des contraintes de l’unité d’action, je propose que les pleurs, les cris, les hurlements, les ululements, les tambourinages, les tapements des pieds et autres modes sonores d’expression ne constituent plus le seul et unique thème de la pièce, mais que leur soient adjoints des thèmes plus paisibles comme le Lego, les cubes, les puzzles, la poupée et les petits soldats de plomb.

Dans l’espoir que ces humbles suggestions vous agréeront, je vous prie, chers voisins, de croire en les sentiments toujours sincères mais néanmoins épuisés d’un malheureux qui, s’il n’envie pas Beethoven pour son immense talent et sa grande renommée, ne l’envie pas moins pour sa surdité.


F I N
© Percy Kemp 2012
 
 
Illustration de Mansour el Habre ©
J’en étais arrivé à régler ma vie en fonction des différents bruits qui me parvenaient de chez vous
 
2020-04 / NUMÉRO 166