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L'opéra des dribbleurs


Par Jabbour Douaihy
2014 - 07
On raconte chez nous que lors d’un match de football où l’équipe de notre petite ville recevait une formation plus aguerrie de la capitale, l’attaquant des visiteurs se retrouva face à face avec le gardien de but, notre fierté locale. Au lieu de tirer droit, il se déhancha vers la droite, le gardien plongea dans le vide et le joueur n’eut qu’à pousser doucement le ballon dans les filets. Indigné parce que ridiculisé, notre gardien se releva pour lancer à l’adresse de l’autre : « Ce n’est pas honnête de votre part ! ». On retrouve cette dimension éthique (comme au duel, on ne doit pas recourir à des coups bas…) dans le traite d’une centaine de pages d’Olivier Guez, Éloge de l’esquive. S’il fallait accompagner la Coupe du monde de football qui se déroule au Brésil avec un condensé explicatif du charme inébranlable de la selecão, eh bien Guez, footballeur en herbe lui-même apparemment et amateur d’histoire moderne et contemporaine, réussit une belle séduction littéraire par-dessus le marché. Écrit avec un mélange de nostalgie et de foisonnement imagé, Éloge de l’esquive veut faire un sujet de cette seconde ou deux, de plus en plus rares d’ailleurs dans le football professionnel mondialisé, où un attaquant, naturellement brésilien et mulâtre de préférence, se joue de la défense adverse et électrise le stade. 

D’abord l’esquive et ses variantes. Cinq pages en guise de glossaire pour ce geste éclair : la pedalada, succession de passements de jambes autour du ballon à l’arrêt, perfectionnée par Robinho et maîtrisée par Ronaldinho, l’embaixadinha, affiliée au break dance, le dribble de vaca où joueur et ballon se séparent pour se retrouver, l’elastico qui parle pour lui-même, inventé par Rivelino, et ainsi de suite. Pourtant, il faut savoir que la feinte brésilienne sur le terrain de jeu n’est pas le fruit d’un simple exercice rodé, c’est une technique de survie qui remonte loin dans l’histoire sociale avec cette affirmation : le dribbleur flamboyant est le descendant d’esclaves dans le plus grand pays esclavagiste depuis l’antiquité. S’il s’attaque de front à la défense, blanche normalement, il se fera tabasser, on l’accepte, depuis longtemps, dans les équipes mais la stigmatisation sociale le poursuit, alors il doit se débrouiller. Comme le malandro, le filou hédoniste, paresseux et séducteur qui contourne l’ordre au lieu de le contester : « Il danse et marche, simule et dissimule, à la frontière du bien et du mal, de la légalité et de l’illégalité. Bluffeur, provocateur, c’est un dribbleur social », comme le décrit le musicien et écrivain Chico Buarque qui nous ramène ainsi sur les bouts de terrains vagues où souvent pieds nus, des milliers de gamins, tous les jours que Dieu fait, tapent à défaut de ballon dans une balle de tennis, une orange, « l’apprivoisent, la dressent, l’amortissent et la caressent plus doucement que la soie ». C’est qu’au Brésil, comme le dit l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano, le ballon est une femme : gorduchinha (la petite potelée) ou menima (Mademoiselle).

Le football – samba brésilien, ce « grand opéra des malandros » a atteint son apogée en 1970 avec le roi Pelé (« Lorsqu’il touche le ballon, les femmes hurlent, tous savent qu’un jour au XXIe siècle peut-être, ils raconteront qu’ils l’ont vu jouer »), assisté d’une pléiade inoubliable, Jairzinho, Tostao, Rivelino et les autres. Mais voilà, Olivier Guez en semble amèrement convaincu, les temps ont changé, la sélection brésilienne se modernise, joue seulement pour gagner, joue gagne-petit, moins de football et plus d’argent. Ainsi va la mondialisation tous azimuts, adieu Garrincha, « dieu primitif » du football, le livre s’ouvre sur le portrait dramatique de celui qu’on allait voir comme on allait au cirque et se clôt sur un match nostalgique de football des rues entre musique, danse, bière et dribble, le dribble étant « l’essence du Brésil ».


 
 
D.R.
 
BIBLIOGRAPHIE
Éloge de l’esquive de Olivier Guez, Grasset, 2014, 110 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166