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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Ben Jelloun dans l’enfer du mariage


Par Georgia Makhlouf
2012 - 11
Lorsqu’on découvre le titre du dernier roman de Tahar Ben Jelloun, Le Bonheur conjugal, on se dit que l’écrivain a eu envie de nous livrer un récit heureux, un récit empreint de la maturité et de la sérénité auxquelles on parvient avec les années. Mais dès les premières lignes, on s’aperçoit très vite que le bonheur annoncé n’est pas la couleur dominante de ce texte. Il s’ouvre au contraire sur un prologue assez noir dans lequel une mouche s’est posée sur le nez d’un homme dont le corps « ne fonctionne plus », « momentanément empêché » par « une sorte de panne au niveau du cerveau. Un accident survenu il y a quelques mois. Quelque chose qu’il n’avait pas vu venir et qui l’a frappé comme la foudre ».

Ces quelques lignes disent bien les thèmes majeurs de cette histoire, une histoire d’empêchement, d’enfermement, et l’impuissance d’un homme face à des développements qu’il ne voit pas venir et qui finissent par le détruire. C’est donc à une plongée dans l’enfer conjugal que nous convie Ben Jelloun, un enfer d’autant plus redoutable qu’on peut difficilement en sortir, sauf de deux manières peu réjouissantes : en se laissant dépouiller de tous ses biens matériels et en acceptant de surcroît d’être condamné à verser des sommes conséquentes à son ex-femme, seule façon de reprendre une liberté très chèrement reconquise ; ou par le renoncement absolu, celui que choisit le héros de ce récit : « Désormais, il ne la regarderait même plus. Il l’ignorerait, s’absenterait en fermant les yeux lorsqu’elle s’approcherait de lui. Sa victoire serait totale le jour où, à défaut d’avoir pu la quitter, il ne ressentirait plus ni haine ni mépris pour cette femme. Simplement, elle n’existerait plus. »

Tout cela se passe dans le Casablanca du début des années 2000. Un peintre au sommet de son art est victime d’un AVC et se retrouve cloué dans un fauteuil roulant, obligé de dépendre des autres pour les moindres gestes de son quotidien, se laver, s’habiller, manger, mais aussi bien sûr satisfaire les besoins les moins glorieux de son corps. Emmuré dans le silence de la maladie, il entreprend un travail d’autoanalyse et d’écriture, avec le soutien de l’un de ses amis, persuadé que c’est son mariage qui est la cause de sa ruine. Mais sa femme va découvrir le manuscrit et elle va répondre aux accusations de son mari, cet « homme qui aimait trop les femmes », en livrant sa version des faits et de leur sinistre enchaînement. On pense à Climats, le chef-d’œuvre d’André Maurois, qui proposait lui aussi une double lecture de l’échec d’un mariage, raconté alternativement par chacun des protagonistes. Mais en réalité, c’est dans le cinéma qu’il faut chercher des clés de lecture et des influences. Le cinéma est ici omniprésent : Casablanca est bien sûr une référence au film mythique de Michael Curtiz ; on pense aussi à Truffaut et à son « homme qui aimait les femmes », cela pour la version souriante de l’histoire ; mais c’est plutôt le Bergman des Fraises sauvages, et surtout celui de Scènes de la vie conjugale, qui occupe le devant de la scène, avec des citations qui ouvrent d’ailleurs de nombreux chapitres : « J’ai en moi des capacités d’amour, mais c’est comme si elles étaient enfouies dans une pièce close » est en exergue du premier chapitre ; au fil de la lente dégradation, on lit aussi « Tu me dégoûtes physiquement. Je payerais n’importe quel type pour laver mon sexe de toi ». Luis Buñuel, Fritz Lang et Max Ophuls sont également au programme de ce parcours cinématographique dans les multiples facettes de l’échec du couple. Vers la fin de la première partie, l’auteur souligne avec les mots de Bergman que somme toute « il y a des choses qui doivent rester dans l’ombre… Nous nous faisons souffrir inutilement avec ces vérités ».

La version de la femme va droit au but. Elle est brève, brute et sans fioritures. « À la sécheresse j’ai répondu par la dureté », dit-elle. Dureté d’une vengeance singulière que la femme va mener jusqu’à son terme et qui consiste à… aimer son mari, l’aimer comme au premier jour, l’aimer surtout pour l’enfermer et le garder tout à elle. Il va devenir sa chose et enfin, elle pourra exister. Une fin impitoyable, que déjà les premières lignes laissaient pressentir.

 
 
Tahar Ben Jelloun au Salon
☛ Annonce de la 3ème sélection de l’Académie Goncourt et évocation des 4 livres en lice pour le Prix : le 30 octobre à 17h (Agora)
☛ Conférence « Qu’est-ce qu’un écrivain ? son rôle et ses ambitions » : le 31 octobre à 19h (Agora) 
 
 
D.R.
« Désormais, il l’ignorerait, s’absenterait en fermant les yeux lorsqu’elle s’approcherait de lui. »
 
BIBLIOGRAPHIE
Le Bonheur conjugal de Tahar Ben Jelloun, Gallimard, août 2012, 365 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166