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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le Choix de l’Orient
Quand la charcuterie devient épopée


Par Pamela Krause
2012 - 12
Le dernier Joy Sorman écorche la peau du lecteur et dévoile, avec l’étonnante précision d’un anatomiste, tout le monde charnel qui palpite en nous. Au fil des 176 pages, le lecteur se surprend à suivre le parcours esseulé d’un jeune apprenti boucher prénommé Pim, qui finit par glisser dans une étrange obsession schizoïde pour la viande froide. Une frénésie qui finit par nous achever puisqu’à part ce fameux Pim (et quelques millions de bêtes croisées à l’abattoir), nulle interaction humaine ne vient sauver le lecteur des fantasmes du personnage : s’enduire de viande, malaxer la chair, désosser les rumstecks, etc. Le roman est ficelé par de longues énumérations adjectivales et assaisonné d’un langage spécialisé qui rapproche l’entreprise d’un documentaire explicatif.

Le roman est une aventure aliénante : la rareté du dialogue au profit du discours indirect enferme le Perceval des abattoirs dans une psychose intéressante mais peu crédible. Le personnage a quelque chose d’artificiel et de surcuit, et certains éléments de sa psychologie sont trop abstraits pour permettre la sympathie ou l’identification. Non content de déconcerter les lecteurs, Pim réussit même à refroidir les femmes les plus entreprenantes. S’amuser à identifier ces damoiselles à un filet mignon, c’est peut-être charmant, moins drôle cependant quand il s’agit de dépister la tranche grasse ou le cuisseau…

Le style, incisif et tranchant, laisse donc entrevoir un monde excessivement charnel mais qui manque cruellement de sensualité. En ce sens, le roman souligne la perversité de la vie : la viande, c’est la vie dans son état le plus « brut », mais cette vie, c’est aussi le cadavre frigorifié des bêtes qu’on égorge à la chaîne. Sorman dissèque la mécanique du capitalisme qui pousse la perversion jusqu’à se nourrir de la mort : or quel est ce système qui se nourrit d’un fratricide aussi cruel ? Au fur et à mesure que Pim s’enduit de viande, il découvre la terrible couardise de l’homme moderne qui livre une bataille inégale et sans mérite à ces animaux en les enchaînant à sa survie grasse et paresseuse (Une bête, c’est bébête, c’est donc fait pour l’abattoir, mais cachez-moi cette viande que je ne saurais voir, moi le sang je ne supporte pas, etc.). Toutefois, le roman ne verse pas dans le sordide : le sujet est assez révoltant pour maintenir la réflexion sans pour autant écœurer le lecteur.
La critique surchauffée du libéralisme et le refus du cadre social débouchent sur le fantasme du retour à un état de nature. À la culture mécanique se substitue donc la glorification de la vie sauvage, des instincts libérateurs et authentiques. Après le choc de l’abattoir et la formation, Pim se retrouve à travailler dans une ferme, où il passe son temps à nommer les vaches et à établir un rapport plus personnalisé avec ces bêtes qu’il finit par libérer. Là, commence un trip qui risque de brusquer les âmes sensibles : Pim se lance à la chasse effrénée de cette vache qui finit dépecée en plein jour. On peut donc imaginer la difficulté du lecteur feutré et ventru du XXIe à voir un civilisé qui se lâche dans la nature, couteaux à la main, pour égorger la vache de son choix…

Comme une bête traite d’un sujet sciemment provocateur et qui met à mal notre relation au corps. Sorman soulève d’ailleurs les questions classiques de l’anthropologie philosophique avec précision et documentation. Pourtant, Comme une bête est difficile à avaler, et semble davantage construit pour la critique, avec trop d’artifice pour susciter le plaisir. 


 
 
Joy Sorman par © Alexandre Guirkinger
La viande, c’est la vie dans son état le plus « brut ».
 
BIBLIOGRAPHIE
Comme une bête de Joy Sorman, Gallimard, 176 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166