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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le livre de chevet de...
2010-01-09
C’était la rentrée des classes, au Grand Lycée de Beyrouth. Je passais en 1re littéraire, et je venais d’acheter Les fleurs du mal en livre de poche. Il traînait innocemment sur mon lit lorsqu’il fut flashé par l’œil radar de mon père qui me convoqua au rapport, sur-le-champ ! Le titre ne lui inspira pas confiance. Associer le mal aux fleurs ne laissait rien présager de bon ; de surcroît, cette page couverture qui étale sans pudeur une scène langoureuse de Lesbos et de linge froissé ! Il ne fallait pas davantage pour provoquer la digne indignation du militaire qu’il était : « Ce livre n’est pas à mettre entre les mains des filles de seize ans ! Poète ? Au programme officiel ? Quelle infamie ! Ce Baudelaire est maudit ! » Je pris soin alors de ne plus jamais exposer aux yeux de mon père l’objet litigieux du scandale.
Le livre et moi sommes restés très proches. Même si j’étais davantage attirée par sa part de lumière, je n’étais pas insensible au spleen de Baudelaire. « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or », sa devise retournée comme un boomerang à la face de la marâtre vie le rendait à mes yeux comme le roi de l’alchimie.
Quatre ans plus tard, lorsqu’il me fallut quitter, en une nuit sans clair de lune, le Liban dévasté par la haine et les armes, de place dans ma petite valise rouge il n’y en avait que pour un seul livre, celui qui compte parmi tous, et ce fut celui-là.
Depuis, je lui ai rendu au centuple toutes ses invitations au voyage au royaume de l’idéal, et nous avons parcouru ensemble, et en français, des contrées lointaines où tout parle à l’âme en secret, sa douce langue natale... De Rodrigues au Vanuatu et de Hanoi à Saint-Louis du Sénégal...
Aujourd’hui, je préfère qu’il m’attende à Paris. Pour épargner ses pages qui prennent de l’âge et se détachent, je l’ai posé plus haut que ma table de chevet, et c’est par cœur que je revisite ses poèmes et sa vie antérieure qui me racontent inlassablement ce vieux pays, le mien, où j’ai longtemps habité sous de vastes portiques, que les soleils marins teignaient de mille feux... Mon Liban, ma blessure.

* Rédactrice en chef du magazine télévisé Espace francophone
 
 
© D.R.
 
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