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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Nayla Tamraz
2016-05-05
J’ai lu plusieurs fois La Recherche de Proust et sans doute, souvent, comme Albertine parmi ses colliers de perle, j’ai dû m’endormir sur la crête de ses pages.
La première fois je venais d’avoir mon bac. C’était un été plutôt désœuvré. Le deuil des années d’école, l’angoisse de l’avenir, et la vacuité des étés beyrouthins sous le soleil, tout cela me détermina à entrer dans la lecture des sept volumes comme on entre, inexpérimenté, dans une relation longue et exigeante. Avant de savoir si cela pouvait donner sens à ma vie, cela en tout cas donna sens à ces quelques mois malmenés par la guerre et ponctués par les rumeurs de combats, proches ou lointains. J’ai relu La Recherche lorsque le choix d’un sujet de doctorat devint imminent. J’étais sortie relativement blasée de mes études de littérature. L’ancien m’ennuyait, le contemporain m’inquiétait. Et si l’inquiétude est un sentiment nécessaire quand on est dans la vingtaine, je cédai néanmoins à Proust, à la nostalgie de cet été tout en longueur, à une autre forme d’inquiétude, et au sentiment qu’il y avait là, malgré tout, quelque chose que je n’avais pas su retenir. Et bien sûr je dus le relire encore, plusieurs fois même, horizontalement, verticalement, diagonalement, de biais et de face, puisque j’en fis la matière même de ma recherche durant quelques longues années qui n’eurent d’équivalent que mon intérêt sans cesse renouvelé pour ce texte qui, aujourd’hui encore, m’échappe par endroits. Et puis un jour j’ai publié ma thèse. J’étais quitte avec Marcel. Depuis, je le maintiens à distance, comme on tient à distance quelqu’un qu’on aurait peur de ne plus aimer. Comme on s’éloigne parfois, craignant l’usure de l’amour et sa finitude. Je le laisse dormir, comme le narrateur qui, craignant de voir se réveiller des monstres indomptés, veillait sur le sommeil d’Albertine.
 
 
© D.R.
 
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