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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Le livre de chevet de...
Lina Abyad
2016-08-04
Je souris à l’idée d’un livre de chevet ! Je suis une amoureuse fugace et une infidèle chronique. 
Pour moi, metteur en scène, un livre devient « mon » livre de chevet le temps des répétitions. Si j’avais écrit ce court texte alors que je créais Le Sommeil des Gazelles que j’ai mis en scène en avril de cette année, j’aurais écrit à propos de La Coquille de Moustapha Khalifé, ou à propos de la poésie de Faraj Bayrakdar ou de son terrible témoignage sur les prisons syriennes, ou encore sur La Mort est une corvée de Khaled Khalifa.
Mais ce soir, et depuis deux mois, mon livre de chevet est le texte que je mets en scène pour le mois de septembre : La Cage de Joumana Haddad – en arabe s’il vous plaît.
En fait, il n’est pas seulement mon livre de chevet, mais le livre que j’emmène partout où je vais, comme on garde les clés de sa maison ou comme une asthmatique garde son vaporisateur sur elle. Une subite nécessité de relire une phrase ou un bout de dialogue peut surgir à n’importe quel moment, au détour d’une conversation ou d’une rêvasserie. 
Mon rapport au texte devient, durant la période des répétitions, obsessionnel, boulimique, gourmand, fraternel, inquisitorial, conflictuel… Après la première représentation, le texte devient la responsabilité des comédiens… et moi j’irai vers d’autres pages. Il est beau ce métier de metteur en scène, pour mille et une raisons, mais surtout parce qu’il m’impose un état de lecture permanent.
Je ne sais pas comment les gens lisent, mais moi je lis rarement seule. La relecture quotidienne du « livre de chevet » est rarement solitaire et silencieuse. Très vite, ma voix est supplantée par celles des comédiens, par leurs souffles, leurs accents, leurs inflexions. En fait, dans chaque livre de chevet j’essaie de retrouver l’émotion originelle, celle de la première lecture littéraire qui fut déterminante dans ma vie d’adulte. 
1975, début de ce qu’on appelait alors les événements, ne voulant pas croire que nous glissions dans une guerre civile. Coincée à la maison, il fallait bien m’occuper. Il n’y avait alors que les livres. Pour échapper aux livres scolaires, je suis allée piocher dans ceux de mes parents. Un peu au hasard, je suis tombée sur La Peste de Camus. J’avais 16 ans. 
Ce livre me permit d’échapper au monde et à sa violence. Il me permit de vivre le silence et de me plonger dans une solitude réparatrice et salvatrice. Mais La Peste m’offrit la possibilité d’expliquer le monde, de renouer avec les autres, de côtoyer une multitude de personnages. Il m’offrit surtout la possibilité de m’interroger sur le monde et les hommes. Il me semblait alors que les questions que l’on se posait en lisant étaient plus salutaires que les réponses.
Ce livre fut le texte initiateur. En finissant La Peste, j’avais trouvé ma vocation : j’entrais en littérature, comme d’autres entrent en religion ou s’embrigadent dans une milice.
Pour l’année qui vient, je connais déjà le titre de mes livres de chevet : La Voix humaine de Cocteau, Vertical ou horizontal de Rachid el-Daif, Le Retour de Clémence d’Alexandre Najjar, Khandak, mon amour de Zeina Hashem Beik, une pièce de théâtre de Abir Hamdar dont le titre n’est pas encore choisi, Absent de Batoul al-Khodari, ainsi que le texte de Haifa Bitar, Une Femme de ce siècle. 
Ce sont aussi les titres de mes mises en scène de cette saison 2016/17.
La nostalgie de l’avenir.
 
 
© D.R.
 
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