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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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L’Idiot de Dostoïevski


Par Gérard BEJJANI
2013 - 05
Longtemps je me suis couché en pensant à Lev Nikolaïtch, en rêvant au prince, en lui donnant un visage… mon visage. Je le serrais alors chaudement contre moi et l’embrassais pour toutes les moqueries dont on l’accablait. Lev Nikolaïtch est l’idiot de Dostoïevski que j’allais rencontrer tous les soirs en cachette, honteux de préférer un épileptique à ma glorieuse famille, un disgracié aux héros chantés par mes frères. Aujourd’hui, près de trente ans après, je sais pourquoi je l’aime, le prince Mychkine, mon semblable, mon frère.

L’idiot, au sens étymologique du terme (du grec idios, propre), n’est pas un rebut, mais une particularité de l’être, une figure valant par soi, en communion exclusive avec soi. Il se situe dans une hétérogénéité face au monde et admet qu’il a des « ennuis et des difficultés dans ses rapports avec les hommes ». Pour se rendre à Saint-Pétersbourg, il doit quitter le paradis du sanatorium et ses camarades qui « ont toujours été des enfants ». Son entrée dans l’univers des adultes qu’il n’aime pas « parce qu’il ne sait pas comment s’y comporter » se vit comme un arrachement de l’éden. 

Messager du paradis, il vient répandre dans son pays natal une parole de vie, contrepoint de ce que Michel Henry appelle la « parole du monde » faite de représentations et de faux-semblants. Pendant l’un de ces dîners prétentieux, on le voit briser un vase dans un geste de violence inattendu, signe qu’il refuse d’adhérer aux vanités salonnardes. Son message porte sur le bonheur de vivre, lui qui ne comprend « ni comment ni pourquoi les hommes se laissent aller à la tristesse ». Il nous rappelle que la vie est un bien non mesurable, absolu : « Chaque brin d’herbe croît et est heureux. » L’obligation éthique de sourire a pour origine le traumatisme de Dostoïevski à qui on annonce la grâce in extremis, devant le poteau d’exécution : désormais, il promet de « transformer chaque minute en un siècle de vie », en béatitude.

Cette expérience de la mort ou de l’épilepsie dote le prince d’une puissance divinatoire qui fait de la transparence son idéal d’expression : « Je lis en toi comme je lirais en moi-même. » Il possède la faculté d’interpréter les visages, et tous finissent par s’approcher de lui en toute confiance parce qu’il « pénètre le cœur de l’homme ». Aussi bien qu’il décrypte la beauté, qui « est une énigme ». Il recherche la beauté absolue en Nastassia à qui il sacrifie la beauté particulière d’Aglaia, rieuse, éclatante. Nastassia reflète ici-bas une lumière venue d’ailleurs : « Une pareille beauté est une force. Avec elle on peut bouleverser le monde ! » Il s’agit d’une perfection non immédiate, mais eschatologique, qui consacre Mychkine à l’infini en l’éloignant des finalités communes. Voici pourquoi il est incapable d’établir un lien amoureux avec Nastassia, ou même avec Aglaia. Il commence par confier à Rogojine qu’« en raison de (son) mal congénital, (il) ne sai(t) rien de la femme ». Son idiotie l’auréole d’une chasteté exemplaire : sans désir, il est plus une essence qu’une sensualité. Aglaia l’appelle le « chevalier pauvre » en empruntant l’oxymore à un poème de Pouchkine. En digne chevalier, il prend la défense de la femme adultère et veut sortir Nastassia de sa mauvaiseté. Ne nous enseigne-t-il pas que « la compassion est la principale et peut-être l’unique loi qui régisse l’existence humaine » ? Mais il demeure pauvre dans le sens où l’entend l’évangéliste Matthieu : « Heureux les pauvres d’esprit car le Royaume des cieux est à eux. »

Son imbécillité n’est donc pas le contre-modèle d’une juste intelligence, mais une autre intelligence qui prône l’affectivité contre toute forme d’intellectualité, le langage du cœur contre celui de la raison : « Autant une mère éprouve de joie en voyant le sourire de son enfant, autant Dieu en éprouve chaque fois qu’il voit un pécheur le prier du fond du cœur. » Mychkine correspond au fol-en-Christ qui apporte le scandale évangélique dans la haute société qui le moque : « C’est Dieu qui l’a envoyé ! » s’exclame Épantchine. De même que le Verbe s’est fait chair, le prince, touché par l’aile de l’infini, est venu au monde. Et son arrivée a pour modèle la kénose, l’abaissement de Dieu : « Pourquoi vous humiliez-vous et vous mettez-vous au-dessous d’eux tous ? » lui reproche Aglaia. Il est une réplique au Christ mort de Holbein qui représente la victime « idiote », mais porteuse de lumière en dépit de son visage « affreusement défiguré par les coups ». Mychkine ne nous parle pas de Dieu, il le rayonne.

Bien des années après mes lectures clandestines, je le retrouve donc mon prince tombé du ciel et, jaloux, je me rends compte que son visage n’a pas pris une ride. Comment l’aurait-il pu, lui qui ne « fini(ra) jamais de dire ce qu’il a à dire » ?.
 
Illustration : L'Idiot (Hakuchi) d'Akira Kurosawa, 1951 

Prochain article : Mishima, Neige de printemps.
 
 
D.R.
Mychkine recherche la beauté absolue en Nastassia à qui il sacrifie la beauté particulière d’Aglaia, rieuse, éclatante
 
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