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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Eugénie Grandet de Balzac


Par Gérard BEJJANI
2013 - 07
De tous nos vices, il en est un que je ne comprends pas encore. L’avarice. Non celle d’un Harpagon, donnée pour elle-même, dans son immobilité naturelle, mais celle de Grandet, dynamique, exponentielle. Balzac déclare que son roman est une « lutte insensée avec l’Harpagon de Molière », et l’on s’étonne que le personnage éponyme ne soit pas le père Grandet, mais sa fille Eugénie.

Quand il entre dans le logis saumurois, le lecteur ne sait pas que de la sédimentation des « tables dressées » dans le « vieux salon gris » se détachera, bien au-dessus de la dolente Eugénie, la figure tutélaire de l’avarice : Félix Grandet. Il n’a d’Harpagon que la passion des sous, mais là où le premier reste préoccupé de ne rien perdre, de retenir son argent, le second, lui, développe le fantasme contraire de l’élargir, de tout obtenir, de « concasser les Parisiens ». L’appétit inassouvissable de posséder toujours plus renvoie à la pensée de tout un milieu bourgeois qui veut chasser de ses rangs l’aristocratie ruinée. Car le tonnelier en est conscient, « quel désir social se résoudra sans argent ? ». Il veille jusqu’au matin, non de crainte qu’on le dérobe, mais parce qu’il suppute les coups qui lui garantiront sa puissance et lui permettront de compenser son extraction roturière : « Peu dormeur, Grandet employait la moitié de ses nuits aux calculs préliminaires qui donnaient à ses vues, à ses observations, à ses plans, leur étonnante justesse. »

C’est que l’avare, comme le dit Vautrin, « a tout, jusqu’à son sexe, dans le cerveau ». Quand le spéculateur compte ses millions, quand il se met à « choyer, caresser, couver, cuver, cercler son or » dans sa chambre, il jubile. Il serre les cordons de sa bourse avec volupté, il bande en tripotant le divin métal, transmué en liqueur eucharistique. L’orgie oculaire lui appartient exclusivement : « Voir, c’est pis que toucher », hurle-t-il à sa fille en sautant sur le précieux nécessaire « comme un tigre fond sur un enfant endormi ». Son idolâtrie devient un contre-Évangile dont il est l’apôtre, un pêcheur d’hommes comme Simon-Pierre : « Tous ces gens-là me servent de harpons pour pêcher. » 
Se justifie alors la vocation d’Eugénie qui l’emporte sur lui dans le titre du roman. La fille a pour mission de racheter le père par son sacrifice : « Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes. » Au graal monétaire Eugénie oppose sa foi en Charles, qui est en même temps foi en Dieu. Depuis son intrusion dans la maison cadenassée des Grandet, rythmée par un temps au compte-gouttes, le cousin renverse la loi prédatrice du père. En incube, il vient « cogner » à la porte et éclairer la solitude d’Eugénie de sa « bande lumineuse, fine autant que le tranchant d’un sabre », et elle, ressuscitée de son sommeil de cent ans, elle le consacre en prince charmant. Être aussitôt élu qu’entrevu, Charles lui permet de se découvrir femme après vingt-trois ans d’occultation dans la forteresse paternelle. Eugénie projette sur lui son rêve de pureté, et surtout, de prodigalité : aimer, c’est dépenser, elle allume du feu dans la cheminée, elle achète des bougies, du sucre interdit qu’elle remet sur la table en « contemplant son père d’un air calme ». La fille fait de la résistance, elle s’émancipe contre la tyrannie du veau d’or, elle promet une rédemption.

Une fois parti, Charles la laissera dans une attente mystique, Pénélope recluse pour lui, Mélisande dans sa tour regardant son père « à la dérobée ou dans son miroir ». Grandet usurpe en vain l’espace érotique de sa fille : en se cloîtrant, elle se transforme en avare de l’amour, elle se construit une chapelle symétrique à celle de son père : au cabinet où il se retire pour coucher avec son or répond, en le niant, l’oratoire où elle entretient la ferveur de son idylle. Et si Charles ne revient pas, tant pis ! Eugénie ne se sera pas maintenue pure pour rien, elle aura enchâssé son « petit trésor », sa fidélité à un homme dans sa fidélité à l’Éternel. 

« Nul serviteur ne peut servir deux maîtres : vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent. » Ce commandement, encore faut-il que l’on s’en souvienne quand on a vu une fois la fécondité séminale de ses écus, qu’on renonce au vœu de « mourir royalement en tenant jusqu’au dernier soupir les rênes de ses millions ». Que l’homme refuse son suicide spirituel pour que commence sa liberté en Dieu.

Et j’ai la naïveté de croire qu’en relisant Balzac et toute sa Comédie humaine, je réussirai à lever l’énigme de l’avarice qui n’a pas fini de conquérir ce qu’elle a à conquérir.



Prochain article : Woolf, La Promenade au phare.
 
 
D.R.
 
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