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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Walden de Henry David Thoreau


Par Gérard BEJJANI
2013 - 09
C’est au cœur de l’été, dans l’agitation du mois d’août, que le silence de la mer me manque le plus. Longtemps je l’ai écouté, assis seul sur le rivage, Les Rêveries à la main. Je ne connaissais pas encore Concord, ni Walden, ni la vie dans les bois.

Quand Henry Thoreau se retire dans une cabane de pin deux ans, deux mois et deux jours, entre juillet 1845 et septembre 1847, il ne sait pas que le journal tenu pendant son séjour à Walden deviendra le modèle de la pensée écologiste. Comme Rousseau, il ne cherche pas à se dissimuler derrière une impersonnalité froide et objective?: «?En la plupart des livres il est fait omission du je, en celui-ci, le je se verra retenu?» parce que, justement, je est un autre. En s’éloignant du monde, le poète naturaliste ne fait pas la guerre aux hommes, il va se ressourcer pour mieux leur porter la Bonne Nouvelle. Non celle des rédempteurs qui prônent le martyre, mais celle de la vie libre et épanouie?: «?C’est notre courage que nous devrions partager, non pas notre désespoir, c’est notre santé et notre aise, non pas notre malaise.?» On est donc responsable du bonheur de la terre dès lors qu’on se met à chérir son propre bonheur, à se vouloir «?aussi bien portant que la Nature?».

Là où l’on rêve à la vertu première des éléments pour mieux rêver à son moi profond. Thoreau préfère la chaleur du soleil au feu artificiel, le tas de bois à l’édifice de pierre, la tendre brise à l’air vicié des villes, et surtout, l’étang où il plonge et se retrouve comme avant, au temps des commencements, dans le paradis de l’enfance. Là où le corps est encore un temple inentamé et le sang une source claire qui s’émerveille car, «?tour à tour, notre pureté nous inspire et notre impureté nous abat?».

Encore faut-il se dépouiller de ses habits neufs pour réclamer «?la pauvreté qui jouit de la véritable opulence?». Avec Thoreau s’illustre le concept de la simplicité volontaire, substantielle, «?la vie voisine de l’os?» où «?réside le plus de suavité?». L’humus comme la paille nous rapprochent de nous-mêmes et réfractent les lumières célestes. Pourquoi travailler à se procurer davantage?? Se contenter de moins, telle est la clé du bonheur, aimer l’oisiveté féconde, se savoir «?riche en proportion du nombre de choses qu’(on) peut arriver à laisser tranquilles?».

Cependant, la retraite de Walden n’a rien de l’ascèse des mystiques qui se fonde sur la privation et le dolorisme. Thoreau vient abolir l’ère de la triste sainteté pour lui substituer une éthique de la joie. Au lieu des laudes adressées au Très-Haut, le philosophe nous invite à exalter tout simplement la rosée des saisons. En elle s’exerce religieusement la cure baptismale, la régénérescence infinie?: «?L’homme qui ne croit pas que chaque jour comporte une heure plus aurorale qu’il n’en a encore profanée a désespéré de la vie.?» Ce moment sacré ne se comprend pas au sens propre, comme le «?disent les horloges?», mais dans son acception ontologique?: «?Le matin, c’est quand je suis éveillé et qu’en moi il est une aube.?» Une vigueur, une espérance, une intelligence qui se surprend elle-même toutes les fois qu’elle se met au rythme du bois flottant et des neiges éblouies.

Si et seulement si elle garde au fond de soi les «?paroles d’or, sorties de la bouche des sages de l’Antiquité?». Thoreau se déleste de tous les oripeaux de la civilisation, hors L’Iliade qui trône à son chevet. Chaque mot écrit, qui «?est la plus choisie des reliques?», ramène au Livre sacré où se révèle la Vérité. «?Vendez vos habits et gardez vos pensées?», nous dicte Thoreau, celles-là mêmes qui nous rendent notre pleine dignité d’êtres humains au milieu de nulle part.
La noble pensée ne s’épanouit que loin des actions, de l’inanité sonore, des détails où se gaspille notre vie, elle se recueille et grandit dans l’intimité qui nécessite une prise de distance?: «?Être en compagnie, fût-ce avec la meilleure, est vite fastidieux et dissipant. Je n’ai jamais trouvé de compagnon aussi compagnon que la solitude.?» Il ne s’agit pas d’un isolement négatif, d’une forteresse vide, mais d’une descente en soi qui s’impose une autodiscipline du corps et de l’esprit pour se préparer à revenir, enfin authentique et presque beau, parmi les hommes, puisque «?ce n’est que lorsque nous avons perdu le monde que nous commençons à nous retrouver?».

C’est alors seulement qu’on peut accueillir la présence d’autrui dans sa grotte, lavée d’elle-même, plus intense, plus généreuse que la vie. On attend l’autre, dans la ferveur des retrouvailles, parce que s’il existe, comme l’écrit Malraux, «?une solitude où le solitaire est un abandonné, il en existe une où il n’est solitaire que parce que les hommes ne l’ont pas encore rejoint?». Notre âme est désormais leur demeure, mais en continuant à se pencher sur le silence de la terre, elle n’aura pas encore fini de demeurer en elle-même.



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D.R.
« C’est notre courage que nous devrions partager, non pas notre désespoir »
 
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