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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke


Par Gérard BEJJANI
2014 - 04
En relisant Rilke, je me suis senti rajeunir de trente ans. Encore adolescent, je découvris ses lettres avec la certitude qu’elles m’étaient adressées. Aujourd’hui j’en reste le destinataire ému comme si le temps n’avait altéré en rien la relation entre le mystagogue et le jeune poète.

Pourtant Rilke n’a que vingt-sept ans quand, le 17 février 1903, il écrit pour la première fois à Franz Kappus. Les dix lettres, étonnantes de maturité, s’étendent sporadiquement jusqu’en 1908. Chaque phrase du maître renferme un conseil qu’il donne autant à son disciple qu’à lui-même. Les injonctions s’égrènent au fil des pages et nous voudrions les retenir toutes, ou du moins, en faire notre décalogue, les dix conditions sans lesquelles le poème ne peut émerger.

« Rentrez en vous-même », telle est la disposition primordiale : ne rencontrer personne durant des heures, aimer sa solitude « avec une plainte de belle sonorité ». Le silence s’écarte du fracas, de la turbulence, du divertissement, non pas dans le sens pascalien du pari sur Dieu, mais dans la volonté de garder sa nature face aux influences sociales, d’« éprouver les profondeurs d’où jaillit (notre) vie ».
Or, même si cela semble paradoxal, la solitude n’est pas clôture sur soi mais ouverture. Rilke renverse la perspective classique selon laquelle l’homme trouve sa dignité dans ce qui le détache de la matière. Le quotidien permet, au contraire, l’expérience intime du dehors, là où « l’oiseau ne distingue pas entre son cœur et celui du monde », il ne connaît pas la déchirure de la conscience et de la critique.

« Approchez-vous de la nature », insiste le maître, de « l’ici-bas magnifique », parce qu’autour de nous sommeillent des traces infinies, des miracles imprévisibles. La patrie du poète se trouve dans l’immanence : ici il entre en communion avec la vertu cachée des substances, ici il se rallie aux « choses intactes », indivises, ici encore il rencontre Dieu, « celui qui vient, celui qui, depuis l’éternité, est imminent. »

L’art convie donc à un exercice d’ascèse, à une mystique de l’indigence qui place l’œuvre en son humus car « la pauvreté est grande lumière d’intériorité ». Si l’homme ne s’embarrasse pas des surfaces et des vanités, il réussira à accueillir « avec plus d’humilité le secret dont la terre est pleine jusque dans ses plus petites choses », en-deçà d’une tendance intellectuelle ou transcendante. 

Il suffit de cultiver le regard qui sait reconnaître, derrière la carapace des apparences, la vraie richesse longtemps enfermée par la gangue de l’artifice. Plus on s’approche de la nature et plus on s’émerveille de la part d’invisible que les fausses lumières occultent. Pour le créateur, « il n’est pas d’endroit pauvre, indifférent », et avec lui, nous commençons à voir autrement, à retourner la misère en diamant.

Comme dans l’enfance, « ce trésor de souvenirs », où une formule magique nous transportait au plus près des étoiles. Plus loin que les chevaux du Parthénon, on remonte jusqu’au cheval de bois, jusqu’à l’essence que le filtre des intérêts n’a pas encore pervertie. L’enfant se nourrit du spectacle immédiat du monde et, quand il parle, ses mots fusent sans masque, libérés de toutes les servitudes.

Cependant l’expérience de l’âge adulte, le travail du négatif raffermit la personnalité. Seul celui qui est « prêt à tout et n’exclut rien épuisera sa propre existence ». Quand une tristesse se dresse devant lui, l’homme accepte ses limites « et c’est par là qu’il progresse ». Le mythe du dragon devient une gestation pour « faire des choses avec de l’angoisse », une promesse de victoire sur la mort, et surtout, de création, parce que les blessures sont plus fécondes que les jeux éphémères.

L’amour, comme la douleur, a sa puissance d’enfantement. Non pas le plaisir superficiel qui est refus d’entrer dans l’épaisseur, non pas la fusion qui nous perd dans l’autre, mais la plénitude de sens, le rayonnement inépuisable qui nous donne « une sublime occasion de mûrir, de devenir en soi-même quelque chose, de devenir monde, pour l’amour d’un autre, monde pour soi-même. »

Aimer, c’est engendrer. Il reste à attendre l’heure où le mur s’effondre pour « une clarté nouvelle. » Renoncer au temps mathématique, mesurable, à l’urgence qui obsède l’homme contemporain et laisser travailler le germe en soi, « dans l’indicible, dans ce qui est inatteignable pour l’intelligence. » Ni paresse ni effacement, la patience est une impatience de voir advenir ce qui couve.

Le souffle. La « brise en Dieu ». L’œuvre qui « provient de la nécessité ». La question ultime se pose : « Dois-je écrire ? » Me faudrait-il mourir s’il m’était interdit de « procréer » ? Si oui, alors le caractère accidentel de l’inspiration se convertit en aptitude. Et l’artiste sacrifie enfin sa vie à la création, sans prétention parce qu’il le fait pour lui-même, parce qu’il répond à un appel, à une vocation existentielle. 

La poésie est un destin dont on porte le fardeau et la grandeur, elle ne réclame aucune récompense, elle ne s’enseigne pas, et Franz Kappus ne deviendra jamais poète. Mais il aura appris, et le lecteur avec lui, une disposition de soi, une façon d’agir, de se réjouir ou de s’affliger. Il est toujours possible d’habiter en poète. Juste en prêtant l’oreille à ces lettres au fond de soi qui continuent à chanter, d’outre-tombe, la voie délicieuse et royale du poème. Le « désir d’être » qui monte des profondeurs.



Prochain article : Paul Éluard, Les mains libres.
 
 
D.R.
La poésie est un destin dont on porte le fardeau et la grandeur, elle ne réclame aucune récompense, elle ne s’enseigne pas
 
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