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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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La fête au bouc de Mario Vargas Llosa


Par Gérard BEJJANI
2015 - 06
Rien ne fait autant mal que de retourner un jour chez ses parents, dans la maison de son enfance défraîchie, violée, de son enfance qui n’est plus. Suis-je vraiment heureux, comme Ulysse, de rentrer, « plein d’usage et raison », en terre familière ? Et Urania, l’est-elle, de devoir frapper à la porte qui l’a vue naître et fuir il y a si longtemps ?

Trente-cinq ans déjà ! Elle n’a plus mis les pieds dans son pays, en République dominicaine, depuis l’âge de quatorze ans. Elle en a presque cinquante quand elle avance sur l’avenue Bolivar, se retenant de courir, « comme si elle essayait de rejoindre quelqu’un », de se re-joindre. Et puis non, elle continue sa marche plus lentement « pour le cas où le vertige la reprendrait ». Le trajet horizontal dans la rue risque de la faire basculer verticalement en elle-même, dans sa mémoire ébréchée. Son histoire est une odyssée qui transporte à la fois le désir et la peur du retour : elle se précipite vers la maison qui « n’a pas tellement changé », et pourtant, elle ne reconnaît plus le jardin d’Éden renversé, le sentier tout moisi, le fourré de feuilles mortes et d’herbe sèche. Un double sentiment la tenaille, cette unheimlich qui fait que nous nous retrouvons étrangers dans notre propre royaume. Elle arrive incognito chez elle et quand elle se plante devant le seuil de la villa écaillée, elle se heurte à un uniforme blanc qui l’interroge : « Que puis-je pour vous ? » Sa réponse filiale la prédestine alors à effectuer une quête d’elle-même, à redéfinir son moi : « Je suis Urania. La fille d’Agustin Cabral. »

Un moi décoloré, enlaidi, éclaté depuis l’instant inimaginable où elle ne s’est justement plus sentie la fille de son père. Voici qu’il remonte à la surface, le crime abominable, le refoulé, béant comme la porte qui s’ouvre en grinçant longuement. La plaie est chaude encore de ce sang propitiatoire qu’elle a versé lors de la fête à San Cristobal, la fameuse fête au bouc. Plus froid qu’Agamemnon conduisant son Iphigénie à l’autel, Agustin Cabral s’apprête à livrer sa fille à Trujillo Molina, son maître et le tyran de la patrie. Il faut bien qu’il lave son offense. Cabral représente tous les Dominicains qui vendent leurs enfants, leur jeunesse à la dictature. La violence paternelle réside paradoxalement dans son silence, dans la complicité par omission, par démission de la volonté. Cabral répète à Urania qu’elle n’a « aucune obligation », qu’il lui suffit d’appeler le proxénète pour lui dire que sa fille, sa fille chérie est indisposée. « Si tu veux », insiste Judas. La trahison consiste à donner le choix, comme si son Urania, sa céleste, pouvait décider, savoir ce qui l’attendait. Ce que veut toute fillette, c’est aider son papa. Elle se rend donc chez le Minotaure qui lui retire sa robe, « le soutien-gorge rose », le « slip rose », enroule ses doigts dans le rare duvet pubien, la laboure de sa « grosse verge tuméfiée et heureuse » sous les lentes pales du ventilateur, parce que « ça excite toujours les hommes de déchirer le petit con d’une vierge ». L’infanticide n’a rien à envier aux pires dionysies, sauf qu’ici, nous ne sommes plus au théâtre, mais dans la vie, et que l’aruspice, le bouc autocrate, le père national pactise avec le père biologique.

Depuis, Urania irradie une « froideur polaire » autour d’elle, elle s’est exilée, s’est retranchée derrière des barricades, s’est même forgé une maîtrise infaillible dans les études, le travail bien fait, le célibat. On lutte comme on peut contre ses traumatismes, on édifie sa carapace, on devient une femme-glaçon pour oublier le visage du mal… ou du mâle dévorateur. Mais on a beau faire, il demeure brûlant comme un ulcère au fond de soi tant qu’on ne l’exsude pas, qu’on ne le rejette pas à la figure du père manqué, aujourd’hui « invalide recroquevillé dans son fauteuil, presque terrifié ». Peut-on pardonner ? Qu’est-ce que tu en penses, papa ?, chuchote Urania dans les oreilles du sénateur, muet à jamais devant l’irréparable, tous deux victimes d’un passé sans rémission.

À moins que la parole ne serve à réveiller les monstres, à obtenir réparation, et plus que tout, à comprendre ce qui a véritablement eu lieu dans la Maison d’Acajou. En racontant la scène sacrificielle, Urania prend conscience de la nature fondamentale du vice : Son Excellence, le Bienfaiteur, aurait seulement cherché à se prouver qu’il était un ogre « avec un chibre capable de durcir et de fendre les petites figues vierges ». Autrement dit, elle réalise que sa présence en tant que figue, en tant que partenaire, n’avait aucune importance, qu’il s’agissait d’une simple satisfaction narcissique, et que toute dictature trouve son origine dans une verge amoindrie, et par là même, dans le culte autiste d’un phallus aveugle à son peuple, couché et humilié à ses pieds comme elle. Tout est donc affaire de sublimation, d’impuissance inavouée. On le devine quand, à la seconde même où le Grand Homme se vante du slogan du Parti reprenant les initiales de son nom, « Rectitude, Liberté, Travail et Moralité », ses forces le lâchent et une « tache sombre » mouille sa braguette. Elle est là, la souillure, l’involontaire miction, la vessie insensible qui coule toujours. L’incontinence est la sanction de l’hybris, de l’eugénisme, de la phallocratie.

La femme en Urania est revenue le rappeler aux siens, à toutes les nations opprimées. Victime du bouc, elle est elle-même bouc émissaire qui mêle son drame personnel à l’histoire collective. Elle dit pour nous ce que nous osons à peine imaginer, et pourtant, avec sa tante et ses cousines qui « rapprochent leur tête pour entendre son murmure », le lecteur se penche lui aussi vers elle pour mieux s’entendre, il rentre chez lui, en lui, dans la maison intérieure, le roman familial qu’il n’a jamais fini, page après page, livre après livre, de recomposer.


 
 
D.R.
« Agustin Cabral s’apprête à livrer sa fille à Trujillo Molina, son maître et le tyran de la patrie. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166