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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Par Gérard BEJJANI
2015 - 07
Pourquoi de tous les bien-aimés Antinoüs occupe-t-il la première place dans mon cœur ? Et dans le souvenir de l’empereur ? Pour le souffle fuyant de ses lèvres, sa fraîcheur, sa pureté, pour sa disparition soudaine ?

Hadrien divinise son favori après sa mort à l’âge de vingt ans seulement, noyé dans des circonstances si mystérieuses que Marguerite Yourcenar en fait un récit violent et énigmatique. Subtilisant la voix auguste, elle écrit, sous une forme apocryphe, ce que Hadrien aurait confié à son successeur, Marc-Aurèle. La lettre s’ouvre sur une consultation médicale, au cours de laquelle le grand homme doit se dépouiller de son manteau. Par ce geste inaugural, les rideaux se lèvent sur la scène privée de Græculus, le petit Grec, qui se met à nu devant son lecteur et devant le monde. Et le secret primordial, la révélation ultime se trouve au centre du roman, dans le face-à-face discret entre lui et son double silencieux, Antinoüs.

La rencontre magique se situe pendant l’un des voyages en Asie mineure : Hadrien remarque à peine, autour d’une lecture publique, « un jeune garçon placé à l’écart ». La position marginale annonce le type de relation qui s’ensuivra, inavouée, clandestine. L’effet visuel n’a rien d’exaltant, et pourtant, Hadrien songe aussitôt « à un berger au fond des bois, vaguement sensible à quelque obscur cri d’oiseau ». Semblable à une dryade, l’éphèbe a la faculté d’écouter le mystère aérien des choses. Il s’établit une sorte de télépathie dans la mesure où Hadrien s’était défini, lui aussi, comme un être « distrait par une senteur, occupé d’un souffle, vaguement attentif à quelque éternel bruit d’abeille ». Hadrien se projette donc en Antinoüs dont il observe les doigts qui touchent « la belle surface lisse » de la vasque. Le doux contact rappelle Narcisse qui tend ses bras pour s’étreindre lui-même, il n’est rien de moins que la caresse fantasmée de l’empereur qui a besoin d’étancher sa soif.

Sa soif d’idéal. Car ce que reconnaît Hadrien en Antinoüs, c’est le « beau corps de l’humanité » dont il se sent « responsable ». En Antinoüs, il veut bannir toute laideur, toute brutalité, comme autant d’insultes à « l’harmonie des sphères ». Au faîte de sa carrière politique, il prononce son credo devant Marc-Aurèle : il veut que les villes soient « splendides, aérées, arrosées d’eaux claires, peuplées d’êtres humains dont le corps ne (soit) détérioré ni par les marques de la misère ou de la servitude, ni par l’enflure d’une richesse grossière ». Le verger portera ses plus beaux fruits, la mer ses plus beaux navires, la poésie ses plus beaux vers. L’immense majesté de la paix romaine s’étendra à tous, partout régnera « un minimum de légalité et de culture », le mode de vie parfait se résumera en trois mots : « la Force, la Justice, les Muses ». 

Cependant le rêve d’Hadrien comporte les dangers de toute utopie. La musique du ciel ne retentit jamais longtemps ici-bas, l’empereur n’est pas Dieu, et plus désespérant que tout le reste, l’amour lui-même s’ennuie. Voici pourquoi Antinoüs doit mourir, « il vaut mieux périr que vieillir ». La fugue du « beau lévrier » s’apparente à un sacrifice puisqu’il s’en va couler au fond du Nil, comme Narcisse dans sa lymphe, et qu’il laisse pour gage une « boucle de cheveux coupés » sur une table à offrandes. La boucle est le symbole du nœud qui le lie à Hadrien, mais en même temps, elle désigne le chemin qui ramène au point de départ, l’éternel retour. Antinoüs ressuscitera sous la forme d’une fleur, d’une sculpture, d’une architecture. Græculus lui consacre une villa, il exige un mur d’enceinte autour du temple encore tiède des cendres du sacrifié, il commande même pour lui un monument sur les bords du Tibre, près de sa sépulture. Mais tout ceci n’est rien devant le plus fidèle des témoignages : l’acceptation du manque, de la douleur, de la solitude de l’être sans son autre. Oui, le « Zeus olympien », après s’être longtemps retenu devant les dignitaires de l’empire, ose enfin montrer sa défaite. Il sanglote sur le pont de la barque, il pleure sa négligence, il n’a pas dû assez aimer « pour obliger cet enfant à vivre ». Le suicide d’Antinoüs a donc quelque chose du meurtre déguisé, il vient réaliser le souhait d’Hadrien qui avait commencé à transformer son amant en cadavre par le « visage glacé de larmes » près de lui. Antinoüs sort de la Vie parce que Hadrien se rendort sans plus le regarder, parce que Hadrien se repose de lui, son sommeil lui signifie muettement, cruellement qu’il n’est plus.

Les Mémoires d’Hadrien auront été écrits pour laver le crime substantiel qui consiste à oublier l’autre, à l’abandonner, en raison de la folle chevauchée de la puissance et de la gloire. Mea culpa, surtout devant cette plaignante qui l’interpelle dans la rue et qu’il refuse d’écouter jusqu’au bout : « Si le temps me manquait pour l’entendre, le temps me manquait pour régner. » Au fil des pages, Hadrien fait son propre procès, il dénonce ses insuffisances, et surtout, l’erreur suprême de s’être cru invulnérable, maître de lui-même comme de l’univers. Il lui aura fallu raconter sa vie, examiner son corps, explorer sa pensée pour se juger, en fin de parcours, « petite âme tendre et flottante ». Sa confession est un lent exercice pour se dessiller devant l’évidence de sa condition imparfaite, de sa nudité ontologique, elle est un apprentissage de la lucidité qui s’exprime dans la formule terminale : « Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts. » Maintenant que le lecteur porte un coup d’œil intelligent sur lui-même, il peut désormais s’en aller à son tour, ou alors, comme par la boucle d’Antinoüs, retirée presque intacte de sa chevelure, revenir au début, au véritable lieu de naissance, à sa première patrie : le livre. Remémoré.


 
 
Antinoüs, musée de Delphe - D.R.
 
2020-04 / NUMÉRO 166