FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
La Bibliothèque
Albertine disparue de Marcel Proust


Par Gérard BEJJANI
2016 - 02

Moi non plus je n’ai jamais supporté les fins. Les ruptures. Les déjà plus. Pourquoi pas encore ? Pourquoi faut-il tourner la page, renoncer, se consoler dans d’autres bras ?

Inutilement.

« Mademoiselle Albertine est partie ! » et le monde s’écroule devant moi. Par le manque s’enclenche le discours du je, plus triste et plus fécond que le chant d’Orphée pleurant son Eurydice. La pensée démultiplie l’être disparu, elle grossit l’absence, elle se torture elle-même en comparant le moment vidé d’Albertine dans le présent avec le moment comblé de sa présence dans le passé. La souffrance fermente dans ce jeu de rappels et d’échos entre ce qui fut et ce qui n’est plus. Le fantasme envahit tous les sens, le bruit de la pluie, l’odeur des lilas, le fauve badigeon, le cidre et les cerises, cela respire si fort en Marcel qu’il choit sous la « décharge douloureuse des mille souvenirs invisibles » et des « innombrables Albertine ». La « chambre obscure » d’où il recompose les gestes, les touches, les couleurs, jusqu’aux plis des grands rideaux, devient la matrice tant chérie en chacune de ces Albertine qui y ramènent invariablement, en même temps qu’elle préfigure la camera obscura à partir de laquelle le photographe acquiert ce « pouvoir d’évocation » capable de recueillir « la seule goutte de fraîcheur » dans l’air, comme l’écrivain recueille la tache d’encre sur la page encore stérilement pure.

Le poète ne réalise pleinement sa vocation que dans la perte, le processus n’a rien de nouveau, sauf qu’il prend une tournure complexe dans La Recherche. Marcel supplie les uns et les autres de retrouver sa fugitive, puis, paradoxalement, il ne se réjouit plus de la savoir prête à rentrer et finit par apprendre qu’elle est morte ! La quête tourne alors à la culpabilité d’avoir « laissé mourir Albertine » comme il avait « assassiné » sa grand-mère. On se demande s’il n’y a pas là un désir inconscient de matricide, un complexe d’Oreste, une faute archaïque qui commande l’échec répété des amours. Cela doit mal se terminer pour que l’on se sente coupable. La face auguste de la mère doit toujours nous échapper. La jalousie survient donc comme une deuxième mise à mort de la femme. Marcel continue à mener son enquête sur les mœurs d’Albertine alors qu’elle n’est plus. Andrée lui révèle la vérité sur ses rougeurs par exemple. Elle en fait remonter l’origine à l’épisode du seringa : un soir, pour masquer leur relation clandestine, elles ont dû toutes les deux détourner la tête dans le noir en faisant semblant de craindre l’odeur de l’arbuste que Marcel rapportait avec lui. Dès lors « on n’a plus jamais parler de seringa devant elle sans qu’elle devînt écarlate ». Tout est désormais signe, tout est preuve de mensonge, de dépossession pour le jaloux-herméneute qui passe du doute au délire interprétatif. Cependant il n’est pas d’amour possible sans jalousie parce que l’autre, qui nous est d’habitude si indifférent, dès lors que nous le désirons, se mue en un secret essentiel à déchiffrer.

Confronté à ce que Levinas appelle « le mystère de l’autre », Marcel perçoit, après coup, l’irréductible étrangeté d’Albertine qu’il connaissait si peu finalement. Il découvre que ce n’est pas elle qui l’attire plus que Gilberte ou plus que toute autre femme de qui l’imagination peut « extraire une telle notion de l’individuel qu’elle nous paraît unique en soi et pour nous prédestinée ». L’important, c’est d’aimer, de demeurer dans le lien exclusif, peu importe l’objet puisque de toute façon il renvoie toujours au « sang riche », au « corps vivant » et nourricier de la mère.

Au giron dont il faut bien se délier. Le roman tend entièrement vers ce deuil impossible et pourtant nécessaire pour libérer l’œuvre de l’écrivain. La douleur de ne pas pouvoir oublier se transforme en douleur d’oublier, « et c’est notre plus juste et plus cruel châtiment » que d’entrevoir l’oubli « comme inévitable à l’égard de ceux que nous aimons encore ». Tout passe, tout trépasse, même les grands chagrins. Même le baiser maternel. Même l’attente du baiser. Le désir s’indexe sur le manque certes, mais sa réalisation est toujours insatisfaisante et la mélancolie de posséder succède toujours à la frustration.

On ne sait plus ce qui de la privation ou de l’ennui cause le plus de peine. Marcel en arrive au détachement, il constate l’apparition en lui d’un nouvel homme qui supporte aisément de vivre sans Albertine, tandis que l’ancien homme, lié à elle, qu’il avait cru si longtemps inguérissable, disparaît. Il comprend, une fois de plus, que face à son moi labile, dévoré par les jours, se dresse le moi profond qui résiste à l’ordre du périssable. Qui conduit à l’essence inaltérable là où les multiples visages la perdent en se perdant dans le cours du temps. Qui tire de la fugacité des êtres, de la vanité de l’amour, de l’évanescence de toute chose, l’obligation de revenir à une chambre à soi, de se mettre à écrire, de donner naissance et vie à l’œuvre d’art.


 
 
D.R.
On se demande s’il n’y a pas là un désir inconscient de matricide, un complexe d’Oreste, une faute archaïque qui commande l’échec répété des amours.
 
2020-04 / NUMÉRO 166