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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Adrienne Mesurat de Julien Green


Par Gérard BEJJANI
2016 - 03
Comme elle, j’ai le goût de la fenêtre. Lieu ouvert sur un rivage enchanté, lieu de toutes les attentes, de tous les possibles, de toutes les folies.

C’est devant la croisée ab origine que se joue la destinée d’Adrienne. Il faut dire qu’elle dépérit affreusement à La Tour-l’Évêque, entre le pan de mur de la salle à manger, entièrement couvert des photographies des aïeules, et les couloirs sombres à l’étage. Seule en compagnie de sa sœur malade et de son père à la retraite, elle s’échappe comme elle peut en pensée, en rêves. Monsieur Mesurat, lui, ne connaît ni l’ennui ni l’inquiétude, il « mesure sa joie et reçoit sa douleur dans le calme parce qu’il ne se reproche rien ». La fille cadette lui appartient de droit. 

Mais la fenêtre est là, qui l’appelle un matin, pour qu’elle s’y penche, pour qu’elle y voie, comme sorti de ses songes, un incube vêtu de noir de la tête aux pieds, le docteur Maurecourt. La fascination opère instantanément et l’heure du guet devient pain quotidien, raison d’être. La solitude d’Adrienne est telle que le premier homme entr’aperçu en dehors de son père entraîne la cristallisation. L’illusion que Maurecourt l’aurait regardée fixe Adrienne dans une compulsion érotomane qui la fait passer sans transition « d’une existence vide à une espèce de frénésie ». Et quand Mesurat, l’imaginant déshonorée, la gifle et la menace d’aller trouver son docteur, elle bondit sauvagement sur lui qui tombe raide mort au bas de l’escalier. La perte d’équilibre se comprend au sens propre : le surmoi culbute devant la fureur du ça qui franchit la rampe et aboutit au crime œdipien. Le geste meurtrier d’Adrienne prend une dimension allégorique, il représente la révolte de la femme cloîtrée contre le système patriarcal et toute forme d’oppression. Aux antipodes du Dieu chrétien qui nous aime libres, le père incarne les forces obscures de l’Église qui ne supporte pas que l’on « touche » à une Mesurat, autrement dit, que le corps réclame pitance, que la sexualité palpite et s’enflamme sous son toit.

Maintenant que l’autorité paternelle est balayée, Adrienne s’aventure enfin sur les routes périlleuses. Elle monte dans le train, puis arrive dans une ville au nom lui-même prometteur, presque érectile : Montfort. Sans plus rien entendre, elle se met à courir après un inconnu qui lui semble pourtant familier, comme après cette « inquiétante étrangeté » qui affleure du plus loin que sa chair se souvienne. Son errance traduit son désir sans frein tandis que sa tête se creuse, puis, épuisée, elle a l’impression qu’on lui « enfonce la pointe d’un bâton dans chaque omoplate ». Le symbole phallique, en même temps qu’il la châtie de sa fugue, lui procure une sorte d’orgasme « jusqu’au fond de ses entrailles et dans les artères de son cou ».
Ainsi Adrienne ne distingue-t-elle plus l’agression du plaisir. Le territoire de l’autre, du triste hôtel, de la boucherie se confond avec les lèvres avides et les yeux inquisiteurs de sa famille. Dans le cadre de la vitre ou en pleine campagne, où qu’elle aille, Adrienne demeure emmurée dans la culpabilité parce que sa prison est désormais intérieure et son ennui d’essence métaphysique : quelqu’un lui manque, l’horizon lui manque. Voici pourquoi « deux rues divergentes » s’offrent à son choix : soit l’espace labyrinthique, qui n’est que l’envers de la fixité à la maison et qui finit par vider encore plus et l’esprit et le corps, soit la marche contemplative qui, peut-être, pourrait l’emmener à une réconciliation avec le monde et avec elle-même.

Mais « rien n’est plus proche d’une femme ensorcelée qu’une femme éprise », surtout d’un fantôme. Quand, de retour chez elle, Denis Maurecourt en personne arrive, elle se sent anéantie dans une « épouvante » si subite qu’elle chancelle et éclate en sanglots. « Qu’avez-vous ? » s’inquiète le médecin. Le « qu’ » renvoie non seulement à son état présent, mais à ce qu’elle porte en elle depuis toujours, le soleil noir de la mélancolie qui aspire à l’ailleurs, à l’indéfinissable, l’incommensurable. Maurecourt conduit alors la pauvre fille à la chambre paternelle, qui n’est que le doublet de sa conscience, de sa cave psychique qu’elle ne reconnaît même plus. Elle reste insensible à l’odeur, aux meubles, à l’œil d’outre-tombe, à elle-même. Sa névrose tourne à l’idiotie face à la révélation qu’elle a toujours été une identité effacée, désincarnée, un rien pour son père. Personne. Sans doute le médecin aussi ne l’aperçoit-il qu’à travers un nuage. Sans doute lui-même n’existe-t-il pas en dehors de son imagination fébrile. Toujours ganté de noir, Maurecourt est l’allégorie de la mort qui vient enfin la ravir, l’Ange exterminateur qu’elle mérite à cause de sa faute originelle, antérieure à son crime, la faute d’être née femme, et plus que tout, chair et désir. 

Pourtant une exhortation de lui, une seule, suffit à laisser entrevoir une issue au mal ontologique d’Adrienne : « Venez », lui dit-il. L’invite est déjà une promesse de voie dans la nuit obscure, un acte d’amour sur lequel se ferme le roman, comme les deux battants de la fenêtre sur notre âme, elle aussi tourmentée, puis apaisée, elle qui monte enfin vers sa lumière.


 
 
D.R.
Aux antipodes du Dieu chrétien qui nous aime libres, le père incarne les forces obscures de l’Église qui ne supporte pas que l’on « touche » à une Mesurat.
 
2020-04 / NUMÉRO 166