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Jean Delumeau, de la peur à l’espérance


Par Richard MILLET
2013 - 12
Un homme nous prend par la main et nous fait pénétrer dans le domaine de la peur, qu’on croit bien connaître, la peur étant une expérience des plus banales, bien qu’elle reste une expérience toujours nouvelle. Suivons-le : « Au XVIe siècle, on n’entre pas facilement de nuit dans une ville comme Augsbourg. Montaigne, qui visite la ville en 1580, s’émerveille devant la “fausse porte” qui, grâce à deux gardiens, filtre les voyageurs arrivant après le coucher du soleil. Ceux-ci se heurtent d’abord à une poterne de fer que le premier gardien (…) ouvre de son logis grâce à une chaîne de fer… » C’est là non pas le début d’un roman historique, ni une manière d’accompagner Montaigne dans son périple vers l’Italie, en paraphrasant le Journal de voyage de l’auteur des Essais, mais le début d’un des plus importants livres d’histoire de la deuxième partie du XXe siècle : La Peur en Occident (XIVe-XVIIIe siècles), publié en 1978 par un professeur au Collège de France et historien de l’École des Annales, Jean Delumeau. Un livre qui ressortit à l’histoire des mentalités, en l’occurrence des mentalités religieuses, et non à l’histoire événementielle, ce livre s’inscrivant dans l’historiographie française à côté des sommes de Philippe Ariès, d’Emmanuel Le Roy Ladurie, de Jacques Le Goff, de Georges Duby, d’Alain Corbin, etc. Dans cet ouvrage qui vaut bien des romans, tant il donne vie aux archives et à la longue durée, c’est-à-dire au réel et au temps, comme pour le roman, Delumeau étudie la nature singulière, plurielle ou collective de la peur, et ses objets : la crainte du lointain et du proche, du nouveau et de l’ancien, de la nuit, des revenants, de la peste, de la mort, de tout ce que produisent la divination, les maléfices, la sorcellerie, le satanisme, le Juif, les hérésies, la femme… Et si son champ d’étude se limite (si j’ose dire) aux quatre siècles compris entre le XIVe et le XVIIIe, il nous parle aussi de nous, par contrecoup, ou en miroir, la peur ayant trait à ce qu’il y a de plus archaïque ou d’archétypal en l’homme, surtout les peurs collectives, immédiates, irréfléchies, dont les objets n’ont changé que de noms.

Né en 1923, à Nantes, Jean Delumeau est catholique. Il était donc naturel qu’il s’intéresse non seulement à la peur dans ses relations avec la religion, mais aussi au péché (Le péché et la peur : la culpabilisation en Occident, 1983) ; à la confession (L’Aveu et le pardon : les difficultés de la confession, 1990) ; au paradis (Le Jardin des délices, 1992, et Mille ans de bonheur, 1994), l’ensemble de ces livres constituant une somme qui donne de la civilisation occidentale une version dans laquelle le psychologique et le littéraire sont sans cesse questionnés et réévalués par l’archive et le travail du temps, ce qui exclut tout approche restrictive.

En 1997, Delumeau avait publié un essai qui avait suscité de vifs débats : Le christianisme va-t-il mourir ? L’autre titre qui, avec La Peur en Occident, figure dans ce volume de la collection Bouquin (Robert Laffont) est Guetter l’aurore : un christianisme pour demain, paru en 2003 ; Delumeau y poursuit sa réflexion sur le christianisme, les notions de christianisation et de déchristianisation, l’état de l’Église romaine, pour laquelle il propose un certain nombre de réformes. Delumeau est tout sauf un provocateur ou un catholique de gauche, au sens étroit du mot ; et s’il affiche de la sympathie pour la « théologie de la libération » latino-américaine et ne se montre pas hostile à l’ordination des femmes, dénonçant les scléroses vaticanes, c’est par espoir de voir l’Église ne pas abandonner le message évangélique à d’autres Églises avec lesquelles, comme on peut le lire dans l’ensemble des articles et entretiens qui complètent heureusement le volume, il souhaite une sorte de confédération à partir, du moins, de ce qui leur est indiscutablement commun quant aux dogmes, un peu comme pour certaines Églises d’Orient.

On l’a compris : Delumeau l’historien nourrit son travail de sa foi chrétienne autant que d’une vision rigoureuse de l’histoire ; c’est dire qu’il est animé par un désir de paix qui est particulièrement sensible dans son style, lumineux, lequel est une manière de donner à partager son souci de l’espérance, c’est-à-dire de l’aube.


 
 
© Grazyna Makara
Delumeau est tout sauf un provocateur ou un catholique de gauche
 
BIBLIOGRAPHIE
De la peur à l'espérance de Jean Delumeau, Robert Laffont, 2013, 1056 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166