FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
Poésie
La beauté en partage
Traduits de l’arabe, cinquante poèmes de Mahmoud Darwich retracent les désarrois et les espoirs d’un peuple otage de l’histoire

Par Edgar Davidian
2006 - 07



Ne t’excuse pas ( Lâ ta’tadhir ‘ammâ fa’alta ) est le titre impératif, intimidant et familier du dernier recueil de Mahmoud Darwich publié chez Actes Sud dans une traduction de l’arabe par Élias Sanbar. Traduction correcte, sensible et fine, dans un verbe cependant plus touchant et, bien entendu, plus somptueusement musical, dans sa version originale : on ne retrouve pas dans l’élégante musicalité du français, ces sonorités gutturales proches parfois du cri ou ces murmures à deux doigts des caresses les plus brûlantes. Reste toutefois la captivante beauté des poèmes libres, dominés par l’image, la réflexion, la méditation, l’observation, le sens d’un rythme particulier, l’incantation d’une musique singulière. Sans jamais oublier que la poésie de ce mélancolique et virulent trouvère des temps modernes se confond aussi avec l’histoire de la Palestine et du drame arabo-israélien, véritables écrins d’une inspiration où les aléas de la politique opèrent leur sombre et tyrannique dictature. La langue arabe est ici à la fois armure, gant de velours, rose entrouverte, parfum capiteux, musique à tonalités multiples d’un monde tourmenté aspirant à l’apaisement et la sérénité. La traduction française, tout en restant une lumineuse fenêtre pour la découverte et l’expansion de l’œuvre de Darwich, en atténue cependant sa force et polit un peu son aspect combatif.

Né en 1942 à Birwa, un village de la Galilée, à quelques kilomètres de Saint-Jean-d’Acre, Mahmoud Darwich y passe son enfance jusqu’en 1948, date à laquelle sa famille est contrainte à l’exil au Liban. Et lorsqu’un an plus tard, ses parents tentent de rentrer chez eux, c’est pour constater que leur village a été rasé et remplacé par une colonie juive. Ils gagnent alors Dayr al-Assad où ils vivront dans une semi-clandestinité. Assigné à résidence à Haïfa où il travaille comme journaliste, il s’exile au Liban de 1971 à 1982, puis rejoint Tunis. Membre du comité exécutif de l’OLP, président de l’Union des écrivains palestiniens, Mahmoud Darwich est le fondateur et le directeur de l’une des principales revues littéraires arabes al-Karmel, qui a cessé de paraître en 1993. La même année, très réservé sur l’accord conclu à Oslo entre Israël et l’OLP, il quitte les instances dirigeantes palestiniennes pour se consacrer exclusivement à l’écriture.

De ce parcours mouvementé et houleux, beaucoup de traces dans sa poésie. Mais des traces transcendées, à la fois franches, voilées et épurées, où le verbe du poète reste, sans nul doute, une véritable illustration et défense d’une terre, d’un peuple, d’une culture, en même temps qu’une inventive entreprise de création littéraire. Une œuvre hantée - les pages de Ne t’excuse pas le prouvent bien - par une seule idée, une seule référence, un seul corps : la Palestine. Mais aussi le désarroi, les errances de l’exil et la solitude qui se joignent aux sentiments d’apaisement, de rêve et d’aspiration à la reprise des droits spoliés. La blessure de l’enfance, le choc d’une demeure qui a volé comme éclats de verre et la peur de l’incertitude sont ineffaçables de la mémoire de l’adulte qui a gardé intacte toute la douloureuse sensibilité d’une enfance traumatisée. De quoi parle ce poète, voyageur des mots et figure de proue de la modernité arabe, dans ces cinquante poèmes à la rime libre et à l’inspiration délibérément vagabonde ? Tout en ne négligeant jamais la dimension politique dans son dire, Mahmoud Darwich, comme tous les poètes du monde, alchimiste des grands raccourcis et des images retentissantes, sur fond de musique venue du pays du Christ, chante les nuages, les arbres (surtout l’olivier), le vent, une mère tendrement aimée, le regard d’une femme, le parfum et la couleur d’une terre où coule injustement le sang des innocents. Il sait parfaitement, lui qui « a la sagesse du condamné à mort et qui ne possède rien pour être possédé », qu’il «appartient à la route, aux jardins de l’exil ». Il est de ceux qui « voyagent portant leurs cercueils emplis des objets de l’absence : une carte d’identité et une lettre d’amour pour une femme à l’adresse inconnue. »
Devant « les colombes qui font la sieste dans un char » et la beauté « des seins de soie », un homme qui « a commandé à son cœur patience » et qui sait « que sa vie est un fardeau pour l’historien », parle aussi souvent de poésie. Il en parle en virtuose des mots, des sensations et des impressions. En conclusion, voilà ce qu’il en dit, entre simplicité et humilité :

« La poésie, mon ami,
est cette nostalgie inexplicable
qui fait d’une chose un spectre et
d’un spectre une chose.
Mais elle pourrait aussi
Expliquer notre besoin de partager la                beauté... »

 
 
 
BIBLIOGRAPHIE
Ne t’excuse pas de Mahmoud Darwich, Actes Sud, 133 p.
 
2020-04 / NUMÉRO 166