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Poésie
Cymbales de silence
Dans une fraternité spirituelle avec Ryokan, moine japonais du XIXe siècle, Christian Bobin fait reluire et tinter les cymbales de silence dans son dernier recueil entièrement composé de lettres à l’adresse de ses intimes, proches ou inconnus.

Par Ritta Baddoura
2017 - 07

Chaque poème du recueil Un Bruit de balançoire est une lettre adressée à quelqu’un : à l’inconnue, à Ryokan, aux jeunes gens de Lodz, à l’ami, au coucou, à la mère du poète, à l’escalier, au nuage, au forestier, à Marina, à Nadejda, au bol de Bobin enfant, au messager, au penseur, à mademoiselle, à madame, à Hélène, au fantôme du poète, à Lydie. En deçà de leur destinataire proclamé, ces lettres sont écrites dans une communion spirituelle avec Ryokan, moine, poète et ermite ayant vécu de mendicité et de lecture dans le Japon du XIXe siècle. D’autres présences plus discrètement évoquées, accompagnent et inspirent ce recueil dans une spiritualité tout aussi intense : la nature sensible en ses éléments, sa flore et sa faune, la musique de Jean-Sébastien Bach et surtout le père du poète.

Christian Bobin aborde mille choses dans ce recueil qui pourraient être approchées via ces questions : Comment être présent au monde et le connaître ? Qu’est-ce que l’essentiel et comment y accéder ? Comment « lâcher ce confort » d’être poète pour « devenir la poésie », et écrire « avec rien (…) un poème du silence », d’un « silence plus illuminé qu’un amour », un poème qui soit « luminosité de l’effacement » ? L’enfance de Bobin et l’amour sont deux fils rouges intimement noués qui traversent ces lettres. La quête du poète est celle d’habiter l’impermanence ; d’accepter de tout perdre et de ne rien avoir sauf le vide ; de s’approprier encore sa vie de voyageur immobile pour « s’approcher au plus près de soi sans s’en apercevoir » et rejoindre la « défaite prodigieuse » qui est le devenir rien du cœur : « Le cœur est la seule destination. On y arrive quand on ne croit plus rien. »

Les lettres de ce recueil sont une voie vers l’apaisement. Chaque lettre explore une forme de sagesse dans un style simple, fluide de son oralité narrative et rayonnant d’humour, grave et joyeux à la fois. Chaque lettre éclaire un coin de beauté là où auparavant une obscurité régnait. Le lecteur chemine d’émerveillement en émerveillement, car l’essentiel est ce qu’il y a de plus naturel et de plus ardu. Les lettres de Bobin sont d’un naturel qui les rend beaux et bouleversants. D’une beauté qui vous saisit et ouvre en une fois les fenêtres du cœur. D’une beauté telle que le lecteur trouve en lui tout naturellement la « force terrible (qu’il faut) pour supporter de lire un seul poème ».

« Frère nuage,/ la vie de mon père a commencé de se défaire comme toi, déchirée doucement, peu à peu, sur les bords. Je me souviens de ses yeux dans la nuit inhabitée de l’Hôtel-Dieu : deux anges en sueur d’avoir triomphé de sa mort à venir./ (…) La vie passe à la vitesse d’un cri d’oiseau. Et puis il y a cette lenteur hypnotique des nuages. Cette poitrine ouverte dans le bleu et ce cœur enneigé qui s’offre à notre cœur./ J’ai le cœur lourd, je danse comme un ours. Ma tête est entre celle du boxeur et du bébé. Mon cœur est un nuage. Il va, il va, il va. Il connait chaque silence des lacs de poèmes au-dessus desquels il plane./ (…) À Crans-Montana au réveil j’ai vu les nuages ceinturer la montagne. Je n’avais plus besoin de rien. Je n’étais plus personne. Il y a en nous une légèreté si grande que, si nous la laissions être, nous n’existerions plus – ou alors comme existent les poèmes et les portes dans les rêves./ Écrire – frapper l’une contre l’autre deux cymbales de silence./ Un jour, il nous faudra traverser une vitre sans la briser. L’effort sera terrible, qui changera notre cœur en rayon de soleil. Mourir sans effrois est le privilège des nuages./ (…) Les plus beaux opéras se donnent en secret. Enfant, j’écoutais dans le noir de ma chambre les voix des parents, parlant avec confiance de l’avenir. Aucun chef-d’œuvre ne m’a jamais donné autant de paix – à part toi, petit nuage, à part toi. »

L’enfant Christian qui écrit ces lettres au feutre, a huit ans. « Sa vie n’est rien qu’écrire. Le panda mange de l’eucalyptus, et lui de l’encre. » Il a besoin de toute sa concentration, car s’il « appuie trop, (sa) phrase se brise. L’humain est un tissu qui se déchire facilement. » Par son « enfant-moi », Bobin effleure le saut invisible de la transmission, sa trajectoire entre passé, présent et avenir. Il se soucie de l’accélération actuelle, du règne des copies génériques, de la dissolution du geste d’écrire à la main, de l’incessant besoin d’immédiateté et de changer de place. Il lui importe de réapprendre sans cesse à regarder et écouter les choses « du dedans », à la manière d’un enfant crapahutant à « quatre pattes » puis qui se fige absorbé par « l’explosion lente et silencieuse d’un pissenlit ».


 
 
© Manuel Braun
 
BIBLIOGRAPHIE
Un Bruit de balançoire de Christian Bobin, L’Iconoclaste, 2017, 112 p.
 
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