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Où en est la francophonie au Liban ?
Le Liban est-il toujours le bastion de la francophonie au Moyen-Orient ? Quelle est la situation de la langue française au pays du Cèdre ? Quelles sont ses faiblesses face à une langue anglaise de plus en plus expansionniste ? À l’occasion du Salon du livre francophone de Beyrouth, un état des lieux s’imposait…

Par Diala Gemayel
2008 - 11

L’atout maître du Liban, contrairement à d’autres pays comme l’Algérie, c’est que la francophonie n’y souffre pas de préjugés politiques liés à l’époque du mandat ou celle des  colonies. Elle n’est pas re­gardée avec suspicion et n’est pas combattue pour des raisons idéologiques : « Les Libanais sont attachés sentimentalement à la francophonie : c’est un héritage, renforcé par une très forte communauté d’intérêts entre les deux pays », affirme à cet égard Roger Ourset, directeur de l’École supérieure des Affaires (ESA). Contrairement aux États-Unis, la France jouit d’une bonne image auprès des Libanais. En outre, alors que le français était surtout en usage dans les milieux chrétiens au début du siècle dernier, il n’existe plus, aujourd’hui, de limites confessionnelles ou géographiques à cet usage, de sorte qu’on parle français aussi bien à Nabatiyeh qu’à Tripoli, dans les milieux druzes comme dans les milieux chiites et sunnites. À la suite d’Olivier Garro, directeur régional de l'AUF, qui évoque la « prime élitiste au français », Françoise Weiss, attachée de coopération éducative à l’ambassade de France, relève qu’« économiquement, les chiites représentent une classe socio-culturelle qui est en train de monter et qui veut montrer sa différence en apprenant bien le français. C’est un facteur d’identification communauta­riste autant qu’historique. De même, à la fin de la guerre de 2006, dès l’ouverture du CCF de Beyrouth, de très nombreuses jeunes filles chiites sont venues s’inscrire aux cours de français. La politique arabe de Jacques Chirac y est certainement  pour beaucoup ». L’émigration massive de millions de Libanais aux quatre coins de la planète, notamment dans les pays francophones où ils jouissent très souvent de la double nationalité, a également contribué à dynamiser la francophonie, surtout dans les milieux de la communauté chiite où de nombreuses familles, après un séjour en Af­rique fran­cophone, sont rentrées au Liban et ont inscrit leurs enfants dans des écoles francophones. Le lycée français de Nabatiyeh illustre bien cette situation. Autre phénomène : depuis la forte émigration libanaise vers les pays du Golfe, « on parle français à Doha ou à Abou Dhabi, au Lycée français, à la maison ou avec ses amis : c’est le meilleur exemple d’une francophonie vivante », relève Roger Ourset.

Le français majoritaire dans l’éducation

Ce besoin de francophonie chez les Libanais se retrouve dès l’entrée à l’école : d’après les statistiques de l’Éducation nationale et du CRDP, et bien que le ministère soit de plus en plus assailli par des demandes d’ouverture d’écoles et d’universités anglophones, le nombre d’élèves dans les écoles publiques et privées ayant le français comme langue seconde est supérieur à celui des élèves scolarisés dans les écoles qui enseignent en anglais (proportion de 62 % environ, contre 70 % il y a dix ans). Le Lycée français est implanté dans plusieurs points du pays et 70 écoles libanaises dites à projet d’établissement sont aidées par la Mission culturelle française : « Il s’agit d’améliorer la langue française des enseignants et des directeurs en leur offrant des voyages comparatifs en France. Il est important de rendre ces écoles francophones encore plus  professionnelles », explique Françoise Weiss. Il existe, en outre, deux programmes de coopération en cours entre le Liban et la France : « D’une part, un test de connaissance du niveau de français des enseignants du primaire et secondaire ; d’autre part, en partenariat avec l’Université libanaise (UL), l’enseignement du français sur objectifs spécifiques (FOS) permettra aux enseignants de communiquer en français avec leurs étudiants selon le Cadre européen de référence », déclare Bouchra Adra, chargée de la coopération francophone et des relations extérieures au ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur.

Comment expliquer la forte présence du français dans les écoles ? Il existe deux raisons majeures à cela : d’abord, le constat qu’il est plus facile de passer du français à l’anglais. Les familles désireuses d’inculquer à leurs enfants une formation trilingue se tournent volontiers vers les écoles francophones où ils auront une bonne connaissance du français et la capacité de bien maîtriser l’anglais, jugé plus facile, en partant du français et non l’inverse. La seconde raison est d’ordre législatif : « Les textes de loi au Liban imposent à l’élève, et ce dès le début de la scolarité, le même nombre d’heures de français et d’arabe (7 heures), particularité francophone qui n’existe ailleurs qu’au Canada. La loi joue un rôle de garde-fou crucial », confirme Marcelle Khorassandjian. Qui dit primaire et secondaire en français, dit universitaire en français. Pour la classe socioculturelle francophile « historique » (une majeure partie de Beyrouth et du Mont-Liban), cette équation est encore valable aujourd’hui. Le Liban a toujours été un pôle d’excellence universitaire dans la région. L’Université Saint-Joseph de Beyrouth, fondée par les jésuites, continue d’avoir un rayonnement international. L’Université libanaise, de son côté, a créé  dans le domaine du droit une filière francophone qui a obtenu des résultats remarquables. D’autres universités se distinguent par leur enseignement en français, comme l’Université du Saint-Esprit à Kaslik, l’Université de La Sagesse, l’Uni­versité antonine… Elles sont toutes affiliées à l’AUF qui accomplit au Liban un travail très appréciable : « L’Agence veut proposer une alternative à la pensée unique, marchande, en établissant une solidarité et un échange universitaires des connaissances », explique Olivier Garro. En outre, cer­taines uni­versités anglophones (AUST) ont créé des branches francophones pour répondre à la demande, alors que l’ESA (École supérieure des affaires) a attiré bon nombre d’é­tudiants francophones qui se destinaient à des études dans des universités anglophones. « L’ESA tente également beaucoup de Libanais anglophones qui ne peuvent pas y accéder. Nous ne voulons pas laisser de côté ces élèves et nous nous efforçons de leur donner envie de compléter leur palette linguistique », souligne Roger Ourset. Cette « excellence française » trouve son incarnation parfaite dans le système juridique libanais. Celui-ci est calqué sur le système français et les lois libanaises s’inspirent largement des lois françaises (code civil, code du commerce…). Il n’existe pas, à ce jour, d’enseignement du droit au Liban hors des universités fran­cophones, et magistrats et avocats se basent principalement sur la jurisprudence et la doctrine françaises. Il existe ici une tradition, une « chasse gardée » francophone, jusqu’ici bien gardée.  

Forte présence de la culture francophone

La Mission culturelle accomplit dans le pays un travail considérable, aussi bien dans le domaine de l’éducation que dans le domaine de la culture. Le Salon du livre francophone de Beyrouth, créé par la Mission, a, depuis une quinzaine d’années, attiré plus de cent mille visiteurs, dont des milliers d’écoliers, ce qui le place au nombre des Salons franco­phones les plus fréquentés. Grâce au soutien de l’OIF, plus de 20 CLAC (Centres de lecture et d’ani­mation culturelle) ont été implantés aux quatre coins du Liban, notamment dans les régions reculées ou défavorisées. Ces centres contribuent à promouvoir la lecture en français et la culture fran­cophone. « Il s’agit avant tout de placer un réseau d’actions culturelles pour avoir des pôles de rayonnement du français dans chaque région du Liban », observe Françoise Weiss. Du côté libanais, le ministère de la Culture et le ministère de l’Éducation multiplient les initiatives pour dynamiser la francophonie. Le Mois de la francophonie, les VIes Jeux de la francophonie en septembre prochain sont organisés et soutenus par les autorités lo­cales qui mesurent l’importance de la francophonie, mais sont malheureusement dépourvues de moyens. En outre, le Liban reste très actif au sein des différentes institutions franco­phones internationales et a voté en faveur de la Convention de l’Unesco pour la di­versité culturelle, voulue par l’OIF. Sur le plan de la presse, le Liban compte un quotidien (L’Orient-Le Jour), deux hebdomadaires, un bimensuel et une dizaine de mensuels francophones. Au niveau littéraire, les auteurs libanais se distinguent, malgré le nombre restreint d’éditeurs francophones au Liban. Le prix Goncourt attribué à Amin Maalouf en 1993 a mis en avant la richesse de cette littérature désormais reconnue dans le mon­de entier. En revanche, la publicité est principalement anglophone, sous prétexte que les campagnes publicitaires sont souvent régionales et touchent des pays arabes non francophones. Au niveau de l’audiovisuel, le français se défend mal. Pour Roger Ourset,  « l’audiovisuel libanais francophone est peu plaisant à regarder. Les moyens sont limités et assez classiques, mais surtout peu ouverts sur la jeunesse ». Deux ou trois radios francophones, dont Radio Liban, qui souffre d’un cruel manque de moyens, ré­sistent vaillamment. Il y a une quinzaine d’années, la télévision publique comptait encore une chaîne francophone (La Neuf). Dans le privé, la C33, chaîne affiliée à la LBC, a fait long feu, malgré un parcours re­marquable. TV5 et France 24 comblent aujourd’hui ce « déficit » pour peu que le citoyen soit « câblé ».

L’expansionnisme de l’anglais

Mais la loi d’un pays, l’attachement fort à une culture, peuvent-ils faire face à un raz-de-marée appelé « globalisation », et dont l’accélérateur fantastique est un idiome unique ? Car au Liban comme ailleurs, la langue anglaise poursuit sa poussée dans tous les secteurs de la vie sociale. Même au niveau des chauffeurs de taxi ou des serveurs dans les restaurants, le français est désormais inexistant, ce qui donne au touriste le sentiment que le pays est essentielle­ment anglophone. Le trilinguisme arabe-français-anglais, longtemps considéré, comme une protection ou une soupape de sûreté pour le français, est de plus en plus supplanté par un bilinguisme arabe-anglais. « Le français recule, mais très lentement par rapport à l’anglais, constate Marcelle Khorassandjian. En 1968, la proportion était de 2/3-1/3 en faveur du français dans les écoles, en tant que langue d’enseignement pour passer le brevet et le bac. Quarante ans plus tard, ce chiffre est disséminé : à Beyrouth, toujours en faveur du français, les rapports sont de 58% contre 42% ; dans le Sud, 55%-45%. À Nabatiyeh, les chiffres reprennent leurs proportions de 1968 grâce à l’école privée des Sœurs antonines et au Lycée français. Le mohafazat de la Békaa égalise les scores (50-50), tandis que le Mont-Liban vient en deuxième position après la région Nord. » Le test de positionnement des enseignants du secondaire apporte un nouvel éclairage sur la répartition géographique de la francophonie : « Les gens se sentent moins concernés par la défense du français à Beyrouth et au Mont-Liban, contrairement à la Békaa, au Nord et au Sud. Et cela change les bases de la francophonie : les chrétiens comme socle de cette dernière est une idée qui n’est plus d’actualité. » Sur cette dernière constatation, Olivier Garro semble d’accord lorsqu’il affirme qu’au Liban, « le français ne décroît pas, il se transforme ». Le problème est que  le français, dans une grande couche de la population – et, étrangement, à assez grande échelle dans la jeune génération de la tranche « historique » –, est considéré comme « une langue de salon », une langue inutile dans le secteur des affaires. L’idée que le français est une langue de culture et de communication entre 55 pays francophones n’est pas suf­fisam­ment défendue. Les enseignants dans les écoles constatent un désintérêt croissant de leurs élèves pour le français considéré comme une langue « difficile » : au baccalauréat, les étudiants qui choisissent l’anglais étant gratifiés de meilleures notes que les francophones alors que leur niveau d’anglais est moins que satis­faisant, et ce, en raison d’un manque d’en­sei­gnants et de correcteurs com­pétents dans la langue de Shakespeare. Même chez les en­seignants de français, il existe un réel problème que le test de positionnement a révélé : « Lors du lancement du test, les chiffres officiels comptaient 4 100 titulaires cadrés de français enseignant le français, précisse Françoise Weiss. Or la partie socio-linguistique de ce test a montré qu’ils n’étaient plus que 3 000 : les autres enseignent tout autre chose que du français ! »

L’essoufflement de la France

Mais le plus inquiétant est que la France elle-même semble s’essouffler dans son combat pour la francophonie. Aux res­trictions budgétaires est venue s’ajouter une frilosité excessive durant ces deux der­nières années. Sous prétexte d’impératifs sécuritaires souvent exagérés, le Salon du livre a été annulé à deux reprises, les CCF de Saïda et Tripoli ont été quasiment fermés et de nombreux fonctionnaires, notamment dans les domaines de l’audiovisuel et de l’éducation, n’ont pas été remplacés, ce qui a laissé un vide regrettable. Il n’existe que sept à huit conseillers pédagogiques français pour 690 écoles francophones : une misère !  Le sentiment général est que le  Liban n’est plus une priorité. Ce sentiment n’a pas échappé à certains observateurs, com­me l’écrivain Richard Millet, qui, dans une tribune publiée dans L’Orient littéraire, dénonce le fait que la France investisse davantage dans les Émirats et oublie de jouer son rôle au Liban !  Autres facteurs d’inquiétude : le livre francophone est devenu plus cher surtout à cause de la hausse de l’euro. De nombreux Libanais, notamment les jeunes, ne parviennent plus à se procurer des livres en français, ce qui explique le recul du pays dans le classement des importateurs de livres en français. Dans le domaine des nouvelles technologies et dans le secteur scientifique, le français perd  aussi du terrain. Enfin, la nouvelle hémorragie observée dans le corps francophone libanais est principalement due au chômage : comme de nombreux Libanais se dirigent vers les pays du Golfe, exclusi­vement anglophones,  pour y travailler, les jeunes se concentrent davantage sur l’an­glais, jugé plus efficace et plus utile pour leur avenir. « Pour l’ESA, le défi est triple, parce que nos étudiants doivent en sortir parfaitement trilingues, pour répondre aux besoins anglophones des entreprises libanaises hors du Liban, note Roger Ourset. Notre mission est de maintenir le français à travers des programmes “coattractifs” avec l’anglais. »

Force est de constater que le français est encore bien implanté au Liban. Mais face aux pressions incessantes qu’il subit de la part d’une langue anglaise hégémonique, il est essentiel de mieux mettre en valeur l'utilité de la langue française et de ne pas laisser les prétextes budgétaires contrarier les efforts de ceux qui luttent pour garder au Liban son visage francophone...

Un sondage révélateur

Un sondage réalisé par Ipsos-Stat pour le compte de la Fondation Cedrona en octobre 2008 sur un échantillon de 601 personnes dans toutes les régions du Liban, montre que 402 des personnes interrogées, soit 66,9%,  parlent bien, moyennement ou peu le français, contre 199 qui ignorent complètement cette langue. Sur ces 402 personnes, 80 (soit 13,3%) possèdent un français parfait, 218 (36,3%) un français moyen, alors que 104 (17,3%) s’expriment un peu en français ; 198 sont des hommes, 204 des femmes. Celles-ci restent  résolument francophones par rapport aux hommes, puisque sur les 80 personnes possédant un français parfait, 65% sont de sexe féminin.  Sur le total des personnes interrogées, 38,1% s’expriment en famille en français (après l’arabe) contre 29,5% en anglais, ce qui prouve bien que l’anglais est surtout utilisé comme langue d’affaires. Au niveau des lectures, le français dépasse l’anglais puisque 25,5% des personnes interrogées lisent des livres en arabe, 12,5% des livres en  français et 9,2 des livres en anglais, le reste ne lisant pas du tout (!). Mais à la question « Dans quel système scolaire aimeriez-vous placer vos enfants ? », les sondés renvoient dos à dos les deux systèmes, d’où la confirmation des inquiétudes quant à l’offensive anglaise dans le domaine de l’éducation. Mais à examiner de plus près le détail des  réponses à cette question, il s’avère que les femmes penchent davantage pour le système français alors que les hommes, pour des raisons « pragmatiques », préfèrent le système anglais. C’est donc prioritairement auprès des mâles que la francophonie devrait améliorer son image et lancer son opération séduction !

 

* À signaler la parution d’un livret d’Alexandre Najjar sur la question, intitulé Pour la francophonie (éditions Dar an-Nahar), distribué gratuitement au Salon du livre sur le stand des Jeux de la francophonie.

 
 
Le nombre d’élèves dans les écoles ayant le français comme langue seconde est supérieur à celui des élèves scolarisés dans les écoles qui enseignent en anglais.
 
2020-04 / NUMÉRO 166