FEUILLETER UN AUTRE NUMÉRO
Mois
Année

2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
CHERCHER SUR LE SITE
 
ILS / ELLES
 
LIVRES
 
IMAGES
 
Au fil des jours...
 
General

Poète avant toute chose, Aimé Césaire fut député, maire et chantre célébré de la négritude. Face à une condition humaine gouvernée par l’assoupissement résigné ou la servitude mentale, Césaire a cherché le déchaînement de l’éruption créatrice.

Par Ritta BADDOURA
2008 - 05
Aimé Césaire est mort le jeudi 17 avril 2008. Ses obsèques nationales, tenues le 20 avril 2008 à Fort-de-France, ont réuni une foule immense et polymorphe à l’image des passions et des engagements ayant caractérisé la trajectoire du poète. Ce type d’hommage, placé à l’échelle d’une nation, n’avait été rendu auparavant qu’à trois écrivains?: Colette, Paul Valéry et Victor Hugo. Des milliers de Martiniquais, certains scandant les «?mots de sang frais, mots qui sont des raz-de-marée, mots-guerriers silex?» du poète, mais aussi hommes et femmes de lettres, politiciens – dont le président Sarkozy et l’ex-candidate Royal – ont accompagné son dernier retour à la terre de feu. Les vers choisis par Césaire, extraits de son Calendrier lagunaire, ont creusé la pierre tombale de leur force de gravité?: «?La pression atmosphérique ou plutôt l’historique/ Agrandit démesurément mes maux/ Même si elle rend somptueux certains de mes mots.?»

Aimé Césaire, vieux volcan en veille lorsqu’il n’était pas en éveil, a mené un combat inlassable et inclassable dans le dessein d’éviter «?les petits combats régionalistes humains afin de préparer une ère nouvelle pour le monde entier et pour l’homme?». Césaire raconte qu’il se retirait souvent en esprit, lors des conseils municipaux, et ce pour écrire «?en secret dans les silences de l’action?». En une interaction intime et ingénieuse, son action politique et son action poétique auront été l’une pour l’autre des ressources essentielles et des passerelles périlleuses entre imaginaire et réalité d’une part, et public et privé d’autre part.

Premiers retours
Aimé Césaire est né le 26 juin 1913 à Basse-Pointe au nord de la Martinique. Il se révèle être très tôt un élève brillant. Détenteur d’une bourse du gouvernement français, il débarque à Paris à l’âge de 18 ans afin de suivre des études au prestigieux Lycée Louis Le Grand. C’est le début d’une nouvelle phase, celle du retour aux racines noires ainsi que de la découverte de l’Afrique, terre ancestrale, et des artistes noirs américains. Il forme avec ses amis de l’époque, Léopold Sédar Senghor («?le premier Africain rencontré?»), Léon Gontran Damas et Alioune Diop, dont certains seront des compagnons de route, ce qu’il nomme avec humour «?la cellule africaine?». Il dira s’être «?décolonisé de l’intérieur?» lors de cette période. Admis à l’École normale supérieure en 1935, Césaire participe à la création du journal L’Étudiant noir dans lequel apparaît pour la première fois le mot «?négritude?». Quelques années plus tard, de retour en Martinique, il cofondera la revue Présence africaine ayant pour vocation de donner un espace d’expression aux auteurs d’Afrique, des Caraïbes et de l’océan Indien. C’est dans cette revue qu’il publiera en 1950 l’un de ses textes les plus percutants, «?Discours sur le colonialisme?», dénonçant la persistance de l’oppression et de l’exploitation.

Identité nègre
Césaire, «?pénétré par la réalité d’être nègre?», est obsédé par la question de l’identité. Face au lourd passé colonial désavoué et au racisme, sa démarche de base se fonde sur cette pensée de Hegel, découverte avec Senghor, selon laquelle l’Universel n’est pas la négation du singulier mais son approfondissement. Et Césaire de conclure?: «?Tu vois, plus nous serons nègres, plus nous serons des hommes.?» En compagnie de sa «?cellule africaine?», il jette les bases du concept de négritude en réponse au terme «?nègre?» provocation déguisée d’insulte, aux ambitions d’assimilation culturelle des Noirs et à l’image du Noir paresseux incapable de construire une civilisation. Senghor reconnaît l’invention du terme par Césaire, mais ce dernier parle de création collective. Aussi, là où Senghor met l’accent sur les caractéristiques de la race et des valeurs noires, Aimé Césaire parle de la négritude en tant que «?conscience d’être noir, simple reconnaissance qui implique acceptation, prise en charge de son destin, de son histoire et de sa culture?». Il écarte le ressentiment haineux mais insiste sur la nécessité de se souvenir du passé et de se réapproprier son identité avec responsabilité et dignité.

Césaire considère que la négritude est moins une idéologie qu’une méthodologie lui permettant d’explorer le «?jaillissement du moi Nègre fondamental?». Il dira de même du marxisme et du surréalisme lequel l’inspirera et défrichera, par l’écriture automatique, «?la voie royale?» de la négritude. La rencontre future avec André Breton sera décisive pour les deux hommes. De Césaire, Breton dira qu’il «?est un Noir qui est non seulement un Noir, mais tout l’homme, qui en exprime toutes les interrogations (…) et qui s’imposera de plus en plus à moi comme le prototype de la dignité?»?; de sa poésie il dira qu’elle est «?belle comme l’oxygène naissant?».

Poétiques politiques
Déçu par l’enseignement de la littérature et par la plupart des publications dont il trouve le style «?trop gentil, parnassien, (Césaire) déchire tous ses textes?» et entame l’écriture de son célèbre Cahier d’un retour au pays natal. Publié en 1939, ce recueil marquera puissamment la poésie par son «?grand cri nègre?». Après sa publication, Césaire retourne à la Martinique et occupe le poste de professeur au lycée Schoelcher. Tropiques, fondée en 1941 avec René Ménil, Suzanne Césaire, son épouse, et Aristide Maugée, est la revue poétique de la «?révolte et de la dissidence?» contre le racisme de Vichy.

En 1946, par une succession de hasards, Césaire se retrouve candidat sur la liste du Parti communiste français, puis député élu et enfin, la même année, maire de Fort-de-France, poste qu’il occupera pour plus d’un demi-siècle. Promoteur de l’autonomie de la Martinique et non de son indépendance, Aimé Césaire fera du vaste bidonville une véritable capitale. Il œuvre aussitôt à l’élaboration d’un nouveau statut pour les quatre ex-colonies que sont la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane et La Réunion. Se présentant à l’Assemblée nationale, il confronte la République française à ses responsabilités et pose qu’«?entre désintégration et intégration, il y a de la place pour l’invention. Nous sommes condamnés à inventer ensemble ou à sombrer ». Une semaine plus tard naissent officiellement les Départements d’outre-mer (DOM).

Lorsqu’en 1956, année de l’invasion de Budapest par les chars de l’armée rouge, Césaire dénonce «?la rude main de Staline?», il démissionne du Parti communiste français. Il fonde alors le Parti progressiste martiniquais (PPM) lequel vise à forger une conscience libre et citoyenne et promulgue la décentralisation. Jusque l’âge de 87 ans, Aimé Césaire demeurera, sondage après sondage, l’homme politique le plus populaire de l’île. Pourtant, nombre de ses concitoyens auront critiqué le paradoxe de certains de ses revirements politiques ainsi que les interventions modérées de son parti. Rappelons qu’en 2005, Césaire avait refusé de recevoir Nicolas Sarkozy en raison de la loi sur «?le rôle positif de la présence française outre-mer?», avant de le rencontrer l’année suivante.

Poésie explosion
«?Ma poésie est née de mon action. Je n’ai jamais voulu faire une carrière poétique en demandant aux gens qu’on me foute la paix pour créer?», a posé Césaire. Avec maintes publications consacrées à son écriture et la traduction de ses ouvrages dans de nombreuses langues, ce poète demeure, en France comme dans le monde, aussi redouté que méconnu. Lui qui affirmait «?être toujours guerrier et que la guerre prend des formes différentes selon les âges?», n’a point délaissé la poésie, mythologie explosive permettant la  «?conquête perpétuelle de soi-même par soi-même?». Il a publié une œuvre féconde et controversée parmi laquelle les recueils Soleil Cou Coupé, Corps perdu, Les Armes miraculeuses ainsi que nombre d’essais et de pièces de théâtre (comme La Tragédie du roi Christophe) dont il dira que ce sont des genres littéraires «?départements de la poésie?».

Sa poésie aura réalisé un véritable renouvellement du langage, au feu et au sang de l’imaginaire nègre. En seront louées et analysées?: la puissance visionnaire, la révolte engagée, l’obscurité cristalline, la colère volcanique, la passion libératrice et la beauté foudroyante bouleversée. Du débat – devenu public et politique – sur négritude et créolité affirmant l’aliénation de Césaire et sa trahison de sa créolité par la quête nègre, nombre de critiques diront que c’est un faux débat tant sur le plan littéraire que culturel. Car par son approche de la négritude, le poète aura inscrit son écriture dans une dimension essentiellement singulière, résolument humaniste et universelle, comprenant la créolité sans l’y réduire. «?Chacun a sa négritude?», a si justement affirmé Aimé Césaire. Face à la réalité contemporaine où tant de métaphores de négritude restent déniées et tant de révoltes non entamées, la poésie ne saurait mieux dire?:
« Et surtout mon corps aussi bien que mon âme, gardez-vous de vous croiser les bras en l’attitude stérile du spectateur, car la vie n’est pas un spectacle, car une mer de douleurs n’est pas un proscenium, car un homme qui crie n’est pas un ours qui danse...?»

 
 
« Tu vois, plus nous serons nègres, plus nous serons des hommes. »
 
2020-04 / NUMÉRO 166