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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Que s’est-il passé à Paris en mai 68?? Une révolution ou une poussée d’acné?? Un séisme ou une tempête dans un verre d’eau?? Comment le Liban a-t-il réagi à ce phénomène dont on célèbre aujourd’hui les quarante ans?? Et quel souvenir en gardent les «?soixante-huitards?» de Beyrouth??

Par Fifi ABOU DIB
2008 - 04
Paris d’abord. C’était un temps déraisonnable. À peine éteints les derniers feux de la Seconde Guerre mondiale, l’Occident se dépêchait de renouer avec ses mœurs bourgeoises et patriarcales d’avant le conflit. Les mariés de la fin des années 40 ont fait beaucoup d’enfants. Les baby-boomers ont grandi sous la tutelle de parents traumatisés, abîmés et pourtant rigides?: ils ne tiennent plus que par un code de valeurs en tête duquel figurent la soumission à l’ordre établi, la discrétion bon teint et la réussite matérielle. D’ailleurs, il règne une certaine prospérité économique favorisée par la reconstruction et la relance de l’industrie. Les enfants du plus-jamais-ça atteignent l’âge d’homme. Ils ont évolué dans la grisaille. Ils aspirent confusément à autre chose, à une société plus généreuse, plus ouverte. Leurs désirs fusent dans le désordre. Ils sont encore informes, informulés. Les étudiants décident d’entrer en insurrection au côté des ouvriers. Il souffle un vent d’insubordination généralisée. Les slogans fusent, du plus légitime au plus farfelu. On en retiendra?: «?sous les pavés la plage?», «?nous sommes tous des juifs allemands?», «?aimez-vous les uns sur les autres?», «?ne me libère pas, je m’en charge?», «?soyons réalistes, demandons l’impossible?», «?jouir sans entraves, ici et maintenant?». Le mouvement culminera le 8 mai 1968, lorsque les actes de vandalisme se feront plus violents et que les CRS chargés de l’ordre public réagiront de façon plus agressive, notamment rue Gay-Lussac. Il durera trois semaines, mais ses effets subsisteront plusieurs mois, avec pour conséquence la mise à la retraite de De Gaulle et l’investiture de Pompidou.

Quand, à Paris, on rêvait de trouver «?sous les pavés, la plage?», le Liban vivait son âge d’or. Anne Frangié militait à la gauche libérale, Roger Nabaa, professeur de philo, s’engageait dans l’activisme palestinien, Roger Assaf, homme de théâtre, créait des pièces subversives, Abbas Beydoun, écrivain et poète, Karim Pakradouni, étudiant en droit, menait le parti Kataëb aux élections des amicales universitaires. En ce temps-là, ils avaient vingt ans. Ils témoignent?:

Karim Pakradouni, ancien chef du parti Kataëb, se trouvait à Paris en pleine «?crise?» soixante-huitarde. « Je venais de Beyrouth où le militantisme occupait une grande partie de ma vie d’étudiant. Pour réussir mon doctorat en droit, il me fallait impérativement changer de contexte. Un soir de mars, à la Sorbonne, trois étudiants viennent me trouver pour me demander de participer avec les autres au “piquet de grève”. Or, la grève avait pour motif la levée du cloisonnement entre filles et garçons à la cité universitaire, ce qui me paraissait puéril. Il y a eu des débats ouverts à l’université. Les séances duraient jusqu’au petit matin. Il y avait des gens de tout âge et de tout milieu. On parlait de tout et de rien. J’ai même entendu une femme au foyer tenir le micro une bonne heure pour parler de sa machine à laver?! Les portraits de Yasser Arafat côtoyaient à la Sorbonne ceux de Che Guevara et de Ho Chi Minh, mais personne ne savait qui étaient ces gens. C’était à n’y rien comprendre. Politiquement, il n’y a à mes yeux rien de substantiel à retenir de cette parenthèse parisienne. Le seul slogan qui m’a marqué disait?: “Soyons réalistes, demandons l’impossible”.?» Et par rapport au Liban?? «?Ce qui se déroulait chez nous était beaucoup plus important. À gauche comme à droite, les étudiants étaient engagés dans des débats fondamentaux?: le Sud abandonné par le pouvoir, l’Université libanaise dépourvue de moyens, et, surtout, notre rapport à la cause palestinienne. Fallait-il ou non que le Liban demeure “pays de soutien”?? Ou, comme le souhaitait la gauche, fallait-il autoriser les Palestiniens à s’armer et à mener leur lutte contre Israël à partir du Liban?? Personne ne se réclamait d’une appartenance religieuse à cette époque, au niveau des étudiants en tout cas. Je peux en conclure aujourd’hui, sans beaucoup me tromper, que la société était mûre pour une laïcisation fondamentale. Est-ce pour faire échec à ce projet qui ébranlait leurs assises que les pays voisins, surtout Israël, ont contribué à provoquer la guerre de 1975 sur la base d’un divorce entre chrétiens et musulmans???»

Anne Mourani, épouse de Samir Frangié, était à l’époque étudiante à l’École des lettres. «?Je militais à l’UCL (Union des communistes libanais) depuis 1964, se souvient-elle. Mais notre mouvement se détachait petit à petit du Parti communiste, trop rigide, trop hiérarchisé, trop oppressant. La droite, de son côté, avait une vision étriquée, trop limitée au clan et au strict territoire libanais. Nous voulions surtout l’égalité des chances et la liberté pour tous. Mai 68 n’a pas eu d’effet immédiat sur les mentalités. L’année universitaire tirait à sa fin. À la rentrée, par contre, les étudiants francophones étaient déjà gagnés par la volonté de changer le monde. Nous nous réunissions notamment au Nucléon, aujourd’hui Café des lettres de la Mission culturelle française. Il y avait des gens de toutes les tendances et de tous les milieux. Les Kataëb accusaient notre mouvement de dépraver les filles. Mais les filles engagées dans les mouvements politiques n’avaient pas besoin d’être “libérées”. Elles venaient de familles déjà libérales qui, comme la mienne, considéraient l’engagement et le désengagement comme des expériences saines et constructives. En octobre 69, Bachir Gemayel a débarqué à l’École des lettres avec une bande de jeunes. Ils ont engagé une bagarre avec les étudiants de la gauche. L’après-midi, les nôtres ont riposté. Il y a eu des arrestations. À la suite de cet incident, le père Sélim Abou a décidé de mettre un local à la disposition des étudiants de tous bords, à Basta, pour encourager le dialogue. Lucien Georges a consacré en novembre 1968 une page de L’Orient à une table ronde organisée au journal qui a fait date en jetant un éclairage sur les positions des différentes tendances, et notamment sur le problème palestinien. La plupart de nos camarades de cette époque, des intellectuels de la pointure de Joe Maïla et Amin Maalouf, sont partis vivre en France. Ils sont restés, comme nous, des libéraux révoltés contre toute forme d’oppression.  Notre alignement actuel au 14 Mars, bien que du côté de la majorité au pouvoir, n’est pas en contradiction avec l’engagement de nos vingt ans.?»

Abbas Beydoun, étudiant de gauche en 1968, est journaliste et poète. Il évoque la période avec nostalgie?:
«?N’oublions pas que nous étions au lendemain de la défaite de 1967 qui avait littéralement démoli le monde arabe. Ce fut un séisme dont nous subissons les conséquences encore aujourd’hui. Le monde arabe a changé depuis ce moment. Nous étions désignés comme les orphelins de juin 67 et nous le sommes encore. Quand l’année 68 a remué l’Europe, le monde arabe était comme sous l’effet d’une bombe atomique. Pourtant, la révolution étudiante européenne était en deçà de ce qu’en attendaient ceux des nôtres qui rêvaient d’une destruction totale de l’ordre existant. Comme les soixante-huitards, nous étions convaincus d’avoir épuisé toutes les expériences et qu’il n’y avait plus de place à la conciliation ni à la réconciliation et qu’il fallait qu’une catastrophe ait lieu pour ne pas hypothéquer l’avenir. La révolution, le parti du peuple, la nouvelle culture, telle était notre trilogie. Nous vivions une polarisation politique effroyable, exclusive et passionnelle. Bien sûr, la liberté culturelle et sexuelle se trouvait dans la perspective de certains d’entre nous, mais ce n’était pas notre priorité. Le mouvement de Mai 68 nous a rattachés à la gauche européenne et au néo-marxisme. Avant cela, nous adhérions au marxisme classique qui avait engendré la révolution soviétique. Mai 68 nous a révélé une nouvelle façon de vivre la gauche, loin de la langue de bois et de la rigidité qui en faisait presque une religion.?»

Roger Nabaa, philosophe et activiste, fait partie des figures les plus citées de cette époque?: «?C’est parce que j’ai fait de la prison?! Pour moi, Mai 68 ne sera jamais qu’un instant de l’histoire, une révolution de pacotille qui n’a pas abouti et qui, comme tout mouvement révolutionnaire ayant échoué, a été récupérée et dévoyée. Cela dit, au Liban, seuls les étudiants et les intellectuels francophones en ont profité. Les autres n’étaient même pas au courant. Le discours de l’époque qui peut paraître aujourd’hui naïf et enfantin, a créé un air de liberté qui n’a pas réussi à s’institutionnaliser. À l’origine, les activistes de Mai 68 cherchaient une rupture anthropologique avec l’autorité. Je venais de Paris après avoir vécu en Afrique. Je ne parlais même pas l’arabe. Les services de renseignements libanais savaient que j’avais côtoyé Cohn-Bendit. Ils se méfiaient de moi. Ils m’ont arrêté à la sortie de l’établissement où j’enseignais. À cette époque, déçus par le communisme stalinien qui vendait un discours de libération moins libérateur que bureaucratique et répressif, nous tricotions une gauche sur mesure, en rupture avec les régimes arabes existants et avec le régime libanais. Nous réfléchissions à une solution pour les Palestiniens. La “Nakba” de 1967 où les Arabes ont perdu leur guerre contre l’État d’Israël, les Palestiniens leur territoire et Nasser son prestige, avait laissé tout le monde sous le choc. La guerre perdue, il fallait passer à la guérilla. La bataille de Karamé en Jordanie, en 1967, première victoire d’un groupe de résistants palestiniens contre l’armée israélienne, avait relancé l’espoir. Mais, comme disait Max Weber, comment faire une révolution sans territoire???»

Roger Assaf, avec la bataille de  Majdaloun, provoque en avril 1969 un mini-Mai 68 autour d’une pièce de théâtre?:
«?La vie théâtrale à Beyrouth a vraiment commencé au début des années 60. De plus en plus, nous nous dirigions vers un théâtre engagé. Ma pièce,  Majdaloun, raconte la présence des fedayins au Liban, leur contact avec la population et les étudiants qui a enclenché une sympathie en leur faveur. Tout ce monde se prépare donc à l’attaque et fait corps avec les Palestiniens pour renverser le régime. Naturellement, les choses ne sont pas exprimées aussi crûment. La censure contrôle le scénario, ne trouve rien à redire et accorde son visa. En réalité, le jour de la première, une surprise attend le public. Aucun mot n’a été changé au texte, mais la mise en scène et la production sont travaillées de façon à ne laisser aucun doute sur l’intention de l’œuvre. De nombreux documents sont projetés pour appuyer l’argument. On révèle, derrière chaque acteur, l’homme politique ou la situation qu’il représente. Au troisième jour, une brigade intervient pour arrêter la pièce. Les spectateurs arrivent petit à petit. Il y en a déjà une trentaine dans la salle, dont Ghassan Tuéni. On empêche les autres d’entrer. Je décide de commencer. La police tente de faire sortir les personnes présentes. Elles refusent. La police monte sur scène. Nous poursuivons la pièce dans la salle, entre les fauteuils. À la fin, tout le monde finit dans la rue. Il y a une foule dehors à laquelle se sont joints des étudiants. Une bagarre se déclenche. On arrête les jeunes, mais on ne touche pas aux acteurs. Par solidarité, je m’embarque dans le fourgon avec Nidal Achkar qui tenait le rôle-titre. La pièce finira tard dans la soirée, sur les tables du Horse Shoe, une fois tout le monde sorti du commissariat. Mais elle sera définitivement interdite.?»

 
 
D.R.
« Nous sommes restés des libéraux révoltés contre toute forme d’oppression »
 
2020-04 / NUMÉRO 166