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2020-04 / NUMÉRO 166   RÉAGISSEZ / ÉCRIVEZ-NOUS
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Les libraires-importateurs, garants de la diversité culturelle
Le commerce du livre est une tradition beyrouthine par excellence. Envers et contre tout, les libraires-importateurs libanais la perpétuent depuis plus d’un demi-siècle. Enquête sur un secteur vital qui contribue, malgré les obstacles, à la préservation de la diversité linguistique et culturelle du pays.

Par Fifi Abou Dib
2008 - 01

Le Liban compte un noyau dur d’une dizaine de libraires-importateurs, réunis en « Syndicat des importateurs de livres » sous la présidence de Maroun Nehmé, propriétaire de la Librairie Orientale, qui a succédé à Georges Tabet (librairie Antoine). « Au Liban, explique M. Nehmé, il existe des libraires importateurs   et les librairies dites de quartier, dont le nombre dépasse les 2000 et qui ne méritent pas toujours ce « label ». Une réglementation saugrenue autorise à porter le label de librairie toute papeterie ou gadgeterie proposant plus de 25% de livres en rayon. Il est donc du devoir des véritables libraires de jouer pleinement leur rôle pour mettre un peu d’ordre dans le paysage. » La Librairie Orientale est présente au Liban depuis  les années cinquante. Responsable des éditions Dar el-Machrek pour le compte de la Compagnie de Jésus, leader dans la publication de dictionnaires scolaires, d’ouvrages de recherche islamo-chrétiens, de livres de philosophie arabe et de thèses universitaires, elle cultive une image de marque perçue comme « sérieuse » . Cette réputation n’est pas pour déplaire à Maroun Nehmé, sorti de l’INSEAD de Fontainebleau après une maîtrise de philosophie à la Sorbonne pour prendre en charge, à la suite de son père, un commerce pointu où il lui faut transformer son amour du livre en activité lucrative. Loin de le décourager, la difficulté stimule ce gestionnaire doublé d’un intellectuel dont l’enseigne prospère grâce à un nombre croissant de fidèles et à l’expansion continue de son secteur d’exportation dans les pays du Maghreb. Prenant le parti de la diversité, la Librairie Orientale a renforcé aujourd’hui son offre aussi bien en arabe qu’en français et en anglais, confirmant ainsi le multilinguisme des librairies libanaises, considéré comme un fait rare dans le monde.


État des lieux

La Librairie Orientale, cette « jeune vieille dame », comme la définit M.Nehmé, a vu le jour Place de l’Étoile. La librairie Antoine, du haut de ses 75 ans a, quant à elle, connu son heure de gloire à Bab-Edriss. Les deux enseignes se sont désormais détachées du centre, préférant accueillir leur clientèle à Achrafieh, Sin-el-Fil et Hamra. Un choix de proximité en grande partie imposé par les années de guerre et les difficultés de déplacement entre quartiers et régions. Avec dix points de vente à travers le Liban, la librairie Antoine a pour particularité d’avoir cédé aux sirènes des centres commerciaux. Une démarche qui ne tente pas du tout les autres libraires et parfois les étonne. Pour Emile Tyan, directeur commercial des librairies Antoine, cette politique vise tout simplement à accueillir le client là où il se trouve : « Nous cherchons à rapprocher la librairie du consommateur en la rendant plus accessible, moins intimidante. Dans un centre commercial, le client peut feuilleter et farfouiller à sa guise. Il est vrai qu’il ne bénéficiera pas d’un service-conseil comme dans une « vraie » librairie, mais les grandes surfaces offrent d’autres avantages. Ce choix est intéressant dans la mesure où nous bénéficions de l’affluence des grands magasins. Mais il est risqué en raison du coût élevé des loyers. » Poussant jusqu’au bout sa logique de rapprochement avec le lecteur, la librairie Antoine jouit désormais d’un local sur le campus même de l’Université américaine de Beyrouth et vient de lancer un site de commande via Internet (Antoine Online.com) et une newsletter bimensuelle intitulée « Alinéa. »

Crée en 1956 la librairie Stéphan s’est d’emblée implantée à Furn-el-Chebbak. Un nouveau point de vente a été établi à Achrafieh en 1998, géré par Rania, la fille du fondateur. Forte d’un MBA obtenu à l’ESSEC, Rania Stéphan affirme que pour rien au monde elle n’abandonnerait sa vocation de libraire : « Malgré des coûts élevés, des marges étroites, un Euro à 1.45, des stocks en flux tendus et les difficultés financières, je peux dire aujourd’hui que nous sommes dans un secteur qui marche ! Dans le local d’Achrafieh, nous avons réussi à fidéliser et à développer une clientèle de proximité que nous joignons souvent par téléphone pour l’informer d’un nouvel arrivage. Notre point fort est la bande dessinée. Certains de nos clients possèdent des collections de 3000 à 8000 albums. Nous gérons leurs bibliothèques et les aidons à les compléter. »
Établie à Gemmayzé, la librairie Samir est, depuis sa fondation en 1947, spécialisée dans le domaine du livre scolaire, local et importé, et continue à éditer ou à diffuser de nombreux ouvrages destinés à la jeunesse, publiés dans les trois langues, tandis que la Librairie Internationale, présente au centre Gefinor, préfère donner la priorité aux ouvrages en anglais et aux beaux-livres, et que la librairie La Phénicie à Furn el-Chebbak propose, outre les nouveautés, une vaste sélection de livres pour les jeunes. La librairie Le Point, de son côté, se concentre surtout sur les ouvrages spécialisés, notamment dans les domaines des sciences politiques, du droit et de la médecine. Implantée à Beyrouth et à Jdeidé, dirigée par la famille Hekayem, elle attire principalement un public universitaire, et publie ou réédite, à travers les Presses Universitaires du Liban et les éditions Delta, ouvrages juridiques et essais.

Quant aux librairies du centre-ville, elles ont dû faire face à une situation plus difficile, liée à leur implantation géographique – l’avantage d’être au cœur de la capitale étant paradoxalement devenu pénalisant. Fondée en 1967, la SORED Librairie du Foyer, qui diffuse aussi bien les dictionnaires Le Robert et l’Encyclopaedia universalis que des CD-Roms éducatifs ou ludo-éducatifs et des logiciels culturels, a sans doute souffert de son implantation dans cette zone, mais a néanmoins poursuivi sa diversification à travers ses trois branches : l’éducation-édition, l’informatique et le multimédia. Pour sa part, Virgin Megastore, dont le siège principal se trouve Place des Canons, a dû tabler sur ses autres points de vente (City Mall, ABC Achrafieh…) pour compenser plus ou moins le grave préjudice subi à cause des événements survenus depuis 2005 et de la paralysie du centre-ville. Quant à Michel Choueiri, directeur de la librairie Al-Bourj, il a dû redoubler d’efforts pour faire face à la crise : « Notre librairie, sans doute la plus récente sur le marché libanais, a joué de malchance du fait de sa localisation à l’entrée du centre-ville. Inaugurée le 12 décembre 2003, date de l’anniversaire de Gebran Tuéni - à nos yeux tout un symbole -, Al Bourj a beaucoup souffert des événements qui ont paralysé le cœur de Beyrouth. Cependant, en proposant de nombreuses manifestations sur place ou dans le cadre des salons du livre, en gardant un contact assidu via Internet avec notre clientèle, et en organisant des conférences, des signatures, et des séances de lectures de contes pour enfants, nous avons réussi à nous maintenir. »


Difficultés et perspectives

Les difficultés du secteur, liées à la situation instable dans le pays – les bureaux de la librairie Antoine à Sin-el-Fil ont même été ravagés suite à l’attentat contre le député Antoine Ghanem – et à la baisse du pouvoir d’achat des consommateurs – qui incite certains libraires à réclamer aux éditeurs étrangers un « prix spécial Liban » révisé à la baisse –, sont heureusement compensées par plusieurs facteurs non négligeables. D’abord, l’absence de TVA et de taxes douanières sur le livre importé, une mesure agréée par le Premier ministre Siniora alors qu’il n’était encore que ministre des Finances, et la « clémence » relative de la censure libanaise qui, contrairement à celle des les autres pays arabes, se montre de plus en plus compréhensive, même si elle continue à contrôler systématiquement les ouvrages ayant trait à la religion (le roman Da Vinci code en avait fait les frais) ou à la politique. Autre sujet de satisfaction : l’essor du livre de jeunesse, qui tend à devenir le cheval de bataille de nos libraires. Ce phénomène s’explique par l’angoisse croissante d’une certaine tranche de la population quant à l’avenir de ses enfants. Pour un certain nombre de Libanais, il est vital de rester en phase avec l’évolution du monde et de maintenir un haut niveau de culture. À leurs yeux, c’est la condition sine qua non pour être mieux accepté à l’étranger et accéder au marché international de l’emploi. Cet enthousiasme pour les éditions de jeunesse se répercute sur le livre arabe qui se rattrape rapidement dans un secteur qu’il a longtemps négligé, en proposant des collections de belle qualité tant au niveau du texte que de l’illustration.

L’enracinement du livre importé est sans doute dû au progrès continu de l’alphabétisation dans le pays, au dynamisme des universités et à l’esprit d’ouverture d’une grande partie de la population, curieuse et avide de nouveautés. Mais quelles sont les perspectives pour nos libraires-importateurs ? De l’avis des professionnels, l’expansion  n’est plus possible dans un marché aussi exigu que le marché libanais. Si certains, comme la librairie Stéphan, aspirent encore à ouvrir un nouveau point de vente, si la Librairie Orientale s’attache à développer le local de Sin el-Fil en y adjoignant une salle de conférences, la librairie Antoine prospecte la région en quête de partenariats. Si tous regrettent le report, pour la deuxième année consécutive, du salon du livre francophone, ils réfléchissent actuellement à une nouvelle formule, susceptible d’assurer la pérennité de cet événement qui constitue pour eux une formidable vitrine. Quant au lecteur libanais, on ne peut que saluer et encourager son éclectisme et sa belle assiduité dans un environnement qui ne cesse de se déliter, mais où, heureusement, les libraires-importateurs, valeureux garants de notre diversité culturelle,  font toujours de la résistance.

 
 
© Alexandre Medawar
Pour un certain nombre de Libanais, il est vital de rester en phase avec l’évolution du monde et de maintenir un haut niveau de culture
 
2020-04 / NUMÉRO 166